Chapitre XVI

Chapitre XVI

La réception magnifique donnée par le prince Milcza en l’honneur de l’archiduc François Charles, fut l’occasion d’une présentation solennelle de la nouvelle fiancée à toute la noblesse accourue à l’invitation du jeune magnat. Myrtô, d’une beauté saisissante dans sa vaporeuse et très simple toilette blanche, obtint un triomphal succès, capable de griser tout autre que cette petite tête sensée et sérieuse. L’Archiduc et tous les invités, émerveillés de cette grâce ravissante unie à la plus charmante modestie, félicitèrent chaleureusement le prince Arpad dont le regard exprimait un bonheur contenu mais profond.

Après cette fête pour laquelle le prince avait déployé toutes les splendeurs d’autrefois, Voraczy retomba dans le calme et l’intimité. Les fiancés, accompagnés de la comtesse Gisèle, de Terka et de Mitzi, firent seulement un court séjour à Paris, pour choisir le trousseau et la corbeille de la future princesse, et aussi pour assister au baptême de la petite fille d’Albertine. Mme Millon avait écrit à Myrtô pour lui demander d’être la marraine, en laissant entendre qu’elle ne savait trop qui choisir comme parrain, leur parenté étant fort réduite. Le prince Arpad avait dit aussitôt : “Ce sera moi, s’ils le veulent bien.

Personne n’avait dit non… pas même Pierre Roland, qui eût dû tressaillir jusqu’au fond de son âme de fougueux démocrate à cette pensée de donner un prince pour parrain à sa fille. Il se montra même le plus enthousiaste, le plus orgueilleusement joyeux…

C’est que le prince Milcza était, lui, le plus magnifique des parrains. Outre un superbe cadeau à la mère, il constituait à l’enfant un joli petit capital dont les revenus devaient servir à son éducation… Et ma foi, n’est-ce pas, démocrate ou non, l’intérêt avant tout ?

Quant à la marraine, elle reçut, à cette occasion, la plus merveilleuse petite couronne qui ait jamais paré un front de princesse.

Pour votre présentation à la cour, Myrtô, dit son fiancé en la lui offrant.

Il lui donnait relativement peu de cadeaux, en dehors de ceux nécessités par son rang, car il connaissait les goûts de sa Myrtô. Mais il avait mille attentions délicates qui la ravissaient plus que ne l’eussent fait toutes les merveilles du monde. C’est ainsi qu’ayant appris que les meubles de Mme Elyanni se trouvaient toujours en dépôt chez une voisine des Millon, il les avait fait transporter secrètement dans une chambre de son hôtel, et y avait ensuite conduit Myrtô, émue et touchée au point que les larmes avaient jailli de ses yeux en présence des chers souvenirs, et aussi à cette constatation nouvelle de la délicate affection dont elle était l’objet.

Les fiancés se retrouvèrent avec joie à Voraczy, qui leur était cher à tous deux. Quelques jours après son arrivée, le prince Milcza demanda un entretien à sa mère, et lui apprit ce qu’il comptait faire à l’égard de ses sœurs et de son frère. À Renat, il donnerait à sa majorité le domaine des comtes Zolanyi, racheté par lui après la mort du second mari de la comtesse. Terka et Mitzi se voyaient constituer des dots superbes…

Quant à Irène, ajouta le prince, je me réserve de lui apprendre moi-même ce que je compte faire à son égard. Vous voudrez bien, ma mère, lui dire de venir me parler demain matin.

La jeune fille passa la fin de la journée et toute la nuit dans de véritables transes. Ce n’était évidemment pas un traitement de faveur que lui réservait son frère. Depuis ses fiançailles, il avait adopté à son égard une attitude d’indifférence absolue. Jamais il ne lui adressait la parole, et, tandis qu’il avait comblé de cadeaux Terka et Mitzi pendant leur séjour à Paris, il n’avait rien rapporté à Irène, demeurée pendant ce temps au château de Sezly, chez sa marraine, la comtesse Sarolta Gisza, alors que Renat lui-même avait vu arriver à son adresse une gentille petite voiture et un poney qui avaient réalisé son rêve le plus cher.

Il semblait vouloir l’ignorer absolument… Et l’amertume s’amassait dans l’âme d’Irène, non contre lui, mais contre Myrtô, amertume d’autant plus intense qu’elle n’osait plus la faire sentir à sa cousine.

Ce fut donc l’âme remplie d’une sourde angoisse qu’elle entra, le lendemain, dans le cabinet de travail de son frère. Le prince, occupé à écrire, lui désigna un siège en disant froidement :

Asseyez-vous, Irène, je suis à vous dans cinq minutes.

Cinq minutes !… C’étaient cinq siècles pour l’anxiété grandissante dans le cœur d’Irène, à la vue de la physionomie glacée de son frère.

Sur son bureau, il y avait une grande photographie représentant Myrtô vêtue de blanc et couverte de fleurs, comme le jour où le prince Milcza l’avait aperçue près du petit bois… Et cette vue fit monter au cerveau d’Irène une bouffée de colère jalouse.

Le prince posa enfin sa plume et se renversa légèrement dans son fauteuil pour fixer sur sa sœur ce regard qui gardait pour elle la dureté d’autrefois.

Ma mère vous a appris, n’est-ce pas, ce que je comptais faire pour faciliter l’avenir de Terka, de Mitzi et Renat ?

Elle répondit affirmativement d’une voix étouffée par l’émotion qui la serrait à la gorge.

Il y a quelques mois, j’avais pour vous des intentions semblables, malgré l’impression peu favorable produite sur moi par votre malveillance à l’égard de celle à qui nous devons tant, et qui s’est montrée, malgré tout, si patiente et si bonne à votre égard. Mais il s’est passé depuis un fait me montrant qu’il ne s’agissait pas seulement d’une jalousie, d’une antipathie passagère. Lorsqu’une femme froidement, délibérément, inflige une blessure profonde à une autre femme qui ne lui a jamais fait que du bien, lorsqu’elle ne craint pas, dans sa rage jalouse, de lui faire croire ce qu’elle sait n’avoir jamais existé, pour avoir l’atroce plaisir de la faire souffrir, je n’ai qu’un mot pour qualifier un tel acte : je l’appelle une lâcheté perfide… Et j’avais jugé que celle qui s’en était rendue coupable n’était plus digne d’être traitée comme ma sœur.

Pâle et tremblante Irène baissait les yeux. Il lui semblait soudain que tout s’écroulait autour d’elle…

… Cependant, sur l’instante demande de Myrtô dont la charité ne connaît pas de limites, j’ai consenti à revenir sur ma décision. Vous aurez donc la même dot que Terka et Mitzi… Mais j’ai tenu à vous faire savoir que vous la deviez à Myrtô… à Myrtô seule.

Les lèvres serrées d’Irène s’entrouvrirent pour laisser échapper ces mots :

De cette manière, je n’en veux pas…

Oh ! à votre gré ! dit-il du même ton net et glacé. Mais ce n’est pas ainsi que se trouvera facilité le mariage riche et brillant rêvé par votre cervelle futile. Vous réfléchirez et me donnerez votre réponse demain.

Elle se leva brusquement, la colère lui montant au cerveau, avec une sorte d’affolement qui l’emportait hors d’elle-même…

Pas demain… aujourd’hui !… Je ne veux rien d’elle, je la hais, cette hypocrite, cette intrigante…

Elle le vit tout à coup debout, son poignet se trouva enserré dans une main dure, des yeux étincelants d’irritation se posèrent sur elle, lui faisant baisser les siens…

Vous osez l’insulter !… Misérable envieuse, je vous forcerai à lui demander pardon à genoux !

Vous me faites mal ! bégaya Irène.

Il lâcha son poignet et, subitement redevenu maître de lui-même, dit avec un calme glacial :

Je pense qu’en effet vous n’avez aucun besoin de mon aide pour votre avenir. Arrangez-vous à votre guise, je me désintéresse totalement d’une créature ingrate et sans cœur.

Elle sortit du cabinet de travail, frissonnante et presque livide. À ses oreilles bourdonnantes retentissaient les deniers mots de son frère… Elle gagna le salon et se laissa tomber sur un fauteuil, car ses jambes tremblantes refusaient de la porter.

Des soubresauts nerveux la secouaient des pieds à la tête. Le front contre le dossier du fauteuil, elle pleurait convulsivement, en se tordant les mains.

Une porte s’ouvrit tout à coup. C’était Myrtô les bras remplis de fleurs dont elle venait orner les jardinières du salon.

Irène ! dit-elle avec une surprise anxieuse.

La jeune fille se redressa brusquement comme si quelque venimeux insecte l’avait touchée, montrant son visage congestionné, couvert de larmes, et ses yeux brillants de fureur.

Vous !… encore vous ! Ce n’est pas assez de m’humilier, de me faire jeter une aumône par lui !… Il faut encore que vous veniez jouir de ce que vous m’avez si bien préparé…

Irène !… mais, Irène ! murmura Myrtô toute pâle.

Je vous hais ! continua Irène avec exaltation. Vous n’êtes qu’une habile comédienne, vous avez bien joué votre rôle… Maintenant vous faites de lui ce que vous voulez, et vous en profitez pour l’exciter contre moi, que vous détestez…

Oh ! Irène, moi qui ai tout fait au contraire pour…

Un rire convulsif secoua la jeune fille.

Ah ! vous croyez que je m’y laisse prendre ! Il y a tant de manières de s’arranger pour perdre les gens dans l’esprit de quelqu’un, tout en ayant l’air de parler en leur faveur !… Et lui, malgré son intelligence, tombe facilement dans le panneau… Tenez, regardez ce que je dois à votre bienfaisante intervention près de mon frère…

Elle étendait son poignet, où se voyait la marque des doigts du prince Milcza.

Il m’a fait cela, parce que je vous traitais comme vous le méritez… J’ai pensé un moment qu’il allait me tuer… Et vous croyez que je ne vous hais pas ?

Elle se tordit violemment les mains et se renversa sur un fauteuil, en proie à une terrible crise nerveuse.

Myrtô, effrayée, laissa tomber ses fleurs et se précipita vers la sonnette. Puis elle revint vers sa cousine et essaya de la calmer, mais vainement.

La comtesse Gisèle et Terka arrivèrent bientôt, puis le docteur Hedaï. Irène s’apaisait peu à peu, mais tout son corps demeurait agité d’un tremblement, et elle était en proie à une fièvre violente.

Sa mère, sa sœur et Myrtô se remplacèrent près d’elle pendant cette journée et la nuit suivante. Elle avait le délire et, avec des gestes d’effroi, elle murmurait :

Il va me tuer… j’ai peur !

Myrtô posait alors sa main sur le front de sa cousine, et la malade se calmait un peu… Vers le matin, elle s’endormit sous la douce caresse de cette petite main infatigable, et le docteur Hedaï déclara d’un ton de vive satisfaction :

Allons, mon inquiétude disparaît, nous n’aurons pas les complications cérébrales que je craignais. La comtesse a pu éprouver une violente commotion morale, et, comme elle est fort nerveuse, il en est résulté un excessif ébranlement qui se calmera peu à peu.

La fièvre tombait en effet, l’agitation s’apaisait, reparaissant seulement à des intervalles de plus en plus éloignés. Mais la malade demeurait silencieuse et sombre, un bruit de pas dans les corridors la faisait tressaillir, et, entendant prononcer par Terka le nom d’Arpad, elle fut reprise d’une recrudescence de fièvre.

Il y a eu une terrible scène entre lui et elle, il me l’a dit hier, expliqua Myrtô à sa cousine surprise de l’effet produit.

Au bout de quelques jours, le mieux était définitif. Irène reprenait quelque peu ses forces abattues par la fière et la fatigue nerveuse. Mais elle demeurait songeuse et triste, malgré tous les efforts de sa mère, de Terka et de Myrtô, elle semblait fort peu pressée de quitter son appartement pour reprendre sa vie accoutumée.

Elle s’était laissée soigner par sa cousine, d’abord inconsciemment, dans son délire ; elle n’avait pas protesté davantage lorsque, la raison lui revenant, elle avait reconnu Myrtô dans cette vigilante garde-malade dont la petite main douce avait apaisé ses plus pénibles accès. Depuis quelques jours, elle semblait réfléchir beaucoup, et sa parole se faisait moins brève, son regard s’adoucissait pour celle qui ne cessait de l’entourer d’un dévouement discret.

Une après-midi très ensoleillée, Myrtô entra, son chapeau sur la tête et dit d’un ton résolu :

Allons, Irène, vous allez venir faire un tout petit tour avec moi. Vous vous anémiez, ici, il faut absolument recommencer à sortir.

Irène secoua la tête.

Pas encore, Myrtô, je ne me sens pas assez forte…

Myrtô se pencha vers elle et lui prit la main en la regardant avec un sourire.

Dites plutôt que vous avez peur encore ?… une peur irraisonnée, enfantine.

Irène rougit un peu.

Oui, c’est vrai, murmura-t-elle.

Quelle folie, Irène !… Il m’a chargée de vous dire tous ses regrets, et son désir qu’il ne soit plus question, entre vous et lui, de ce qui s’est passé… Oh ! je l’ai bien grondé, je vous assure, pour vous avoir si peu ménagée !

Je le méritais, dit franchement Irène. Vous a-t-il appris comment je vous avais traitée ?

Je n’ai rien su, je ne veux pas savoir, Irène !

Si, je veux vous le dire, moi ! Je vous ai appelée intrigante, hypocrite… Et j’ai été si mauvaise pour vous, en vous racontant ce mensonge, à propos de Mme de Soliers ! Oh ! je comprends qu’il m’ait en horreur !

Taisez-vous, Irène, ne vous agitez pas encore en ramenant sur l’eau toutes ces vieilles histoires. Vous savez bien que tout est oublié… Allons, venez avec moi, je veux vous montrer le nouvel arrangement de la grande serre.

Irène, après une courte hésitation, mit son chapeau et suivit sa cousine au dehors. Appuyée sur son bras, elle marcha lentement vers la serre principale, but indiqué par Myrtô.

Mais elle s’arrêta tout à coup et pâlit un peu. À quelques pas de la serre, le prince Milcza conférait avec le jardinier chef… En apercevant sa sœur et sa fiancée, il s’avança vivement, les mains tendues vers Irène.

Ma pauvre Irène, vous voilà enfin ! J’avais hâte de voir par moi-même comment vous vous trouviez !

Saisie par cette cordialité inaccoutumée, Irène balbutia, rougit, puis fondit en larmes.

Myrtô l’entraîna vers un banc et la fit asseoir entre le prince et elle. Irène sanglotait sur l’épaule de sa cousine, mais elle se calma bientôt aux affectueuses paroles de son frère et de Myrtô, et elle sourit enfin à travers ses larmes lorsque le prince Arpad dit gaiement :

Je crois, Irène, que nous serons tous maintenant très unis, n’est-ce pas ?

Oui, grâce à Myrtô ! répliqua vivement Irène avec un regard reconnaissant vers sa cousine.

Vous l’aimez donc maintenant, notre Myrtô ? demanda-t-il avec émotion.

Irène sourit et appuya de nouveau sa tête contre l’épaule de sa cousine.

Que voulez-vous, je fais comme les autres ! dit-elle avec une gaieté attendrie.

Irène, ceci est le mot qui efface les derniers nuages entre nous !

Et le prince Arpad, se penchant vers sa sœur, posa ses lèvres sur son front. C’était son premier baiser fraternel depuis bien des années, et Irène, très émue, y vit le gage d’un pardon entier.

* * *

Le mariage du prince Milcza et de Myrtô se célébra vers le milieu de septembre, par une journée si belle, si ensoleillée, qu’il semblait que le ciel lui-même eût voulu fêter les jeunes époux et contribuer à la splendeur de cette cérémonie.

Dans la chapelle trop petite, et ornée de fleurs avec une merveilleuse profusion, se pressaient les nobles invités, parmi lesquels tous les Gisza, sauf le comte Mathias, non encore consolé. Le soleil, traversant les vitraux, inondait de lumière les atours somptueux, mettait un nimbe sur la tête de la jeune mariée admirablement belle dans sa toilette de moire tissée d’argent, et enveloppait de lumière le prince Milcza qui portait avec une inimitable élégance son superbe costume de magnat.

À l’autel, le Père Joaldy offrait le saint sacrifice. L’archevêque Gisza, grand-oncle du prince Arpad et un peu parent de Myrtô, avait donné la bénédiction nuptiale après avoir prononcé une délicate allocution sur le devoir conjugal, sur le bonheur, supérieur à toutes les épreuves, qui attend les époux unis dans la même foi, dans la céleste espérance.

Et tandis que Myrtô songeait avec une radieuse allégresse : “C’est ainsi que nous serons, mon Dieu, puisque vous avez bien voulu le ramener à Vous !”, lui, reportant son regard du cher visage transfiguré par la ferveur à la croix dressée au-dessus du tabernacle, disait du fond du cœur : “Merci, mon Dieu, de me donner cet ange pour soutenir et éclairer ma vie !

Après la cérémonie, les nouveaux époux se rendirent dans la salle des Magnats, où défilèrent devant eux tous les assistants : parents, amis, serviteurs, tenanciers… Tous les pauvres gens secourus par Myrtô étaient là aussi, dévorant des yeux leur jeune princesse rayonnante de bonheur. Un à un, ils s’avançaient, baisant sa main et celle du prince Arpad, murmurant des vœux de longue félicité… Et, pour eux, Myrtô avait son plus joli sourire, son regard le plus doux.

Une femme jeune encore, aux cheveux bruns grisonnants, s’avança la dernière, tremblante, les yeux baissés. À sa vue, le prince eut un violent tressaillement, ses traits se crispèrent…

La femme était devant lui, courbée, presque agenouillée. Par un suprême effort sur lui-même, il étendit sa main que Marsa effleura de ses lèvres.

Merci, seigneur ! dit-elle d’une voix étouffée.

Et, en se redressant, elle enveloppa d’un regard d’ardente reconnaissance la jeune princesse qui lui souriait.

Puis ce fut le repas dans la salle des Banquets — repas d’une féerique somptuosité qui réunissait outre les nobles invités, tout le haut personnel de Voraczy. Le dessert terminé, l’archevêque se leva et prit des mains du Père Joaldy une coupe de lapis-lazuli, encerclée d’or et garnie de gemmes magnifiques. Depuis un temps immémorial, elle avait servi au mariage de tous les princes Milcza… Le prélat l’emplit de vin de Tokaï, il la bénit et s’avançant vers les nouveaux époux, la présenta au prince Arpad.

D’après le rite traditionnel à Voraczy, c’était l’époux qui devait, le premier, y tremper ses lèvres, affirmant ainsi sa suprématie conjugale, et la tendait ensuite à sa femme. Aussi y eut-il dans l’assemblée un vif mouvement de surprise lorsqu’on vit le prince, en un geste de respect chevaleresque, se pencher vers Myrtô et approcher lui-même de ses lèvres la coupe éblouissante. Après quoi, il but à son tour, tandis que les assistants, se levant, acclamaient les nouveaux mariés.

Pendant qu’on se répandait dans les salons, le prince et Myrtô allèrent faire le tour des longues tables dressées dans les jardins pour les tenanciers et les pauvres du pays. D’enthousiastes “eljen” les accueillirent, des malheureux sauvés de la misère ou du désespoir par celle qui était appelée couramment “notre ange”, baisaient la robe de Myrtô… Le prince, visiblement ravi, emmena cependant bientôt la jeune femme, car celle-ci, malgré son énergie, ne pouvait dissimuler complètement la fatigue qui la gagnait après la longue cérémonie du matin et le repas interminable comme le voulait la tradition.

Maintenant, vous allez pouvoir vous reposer, ma Myrtô. Ma mère et mes sœurs s’occuperont de nos hôtes. Voulez-vous que nous allions dans le parc ? L’air dissipera peut-être votre mal de tête.

Oh ! volontiers ! Mais n’aviez-vous pas quelque chose à demander à Mgr Gisza avant son départ ?

C’est vrai ! Voyez comme j’ai besoin d’avoir près de moi ma chère petite femme pour me rappeler tout !… Allez en avant, Myrtô chérie, je vous rejoindrai dans un instant.

Il l’attira à lui, la baisa au front et s’éloigna d’un pas rapide.

Une bizarre impression s’empara soudain de Myrtô. Il lui vint l’envie folle de le rappeler, de lui crier : “Non, non, restez près de moi !

Allons, la fatigue l’avait rendue aujourd’hui bien nerveuse !… Elle raconterait tout à l’heure à Arpad cette singulière idée, et ils riraient tous deux de cet effroi enfantin.

Elle se dirigea lentement vers le parc. Cette fin d’après-midi était d’une douceur pénétrante, empreinte de ce charme particulier des premières journées automnales. Les feuillages prenaient déjà quelques teintes chaudes, le soleil déclinant répandait une tiédeur exquise dans l’atmosphère.

Comme la jeune femme passait près d’un bosquet, elle vit remuer le feuillage, et elle ne put retenir un mouvement d’effroi lorsqu’une femme, couverte d’un manteau noir à capuchon, se dressa tout à coup devant elle.

Que faites-vous là ? dit-elle en se ressaisissant aussitôt.

L’inconnue, au lieu de répondre, interrogea en allemand, mais avec un accent étranger :

Avez-vous vu un portrait de la princesse Alexandra ?

Oui… Mais que signifie ?…

D’un geste brusque, la femme fit retomber son capuchon, et une exclamation s’étouffa dans la gorge de Myrtô…

Elle avait devant elle Alexandra… Oui, c’étaient ses traits, son regard…

Il sembla à Myrtô que son cœur s’arrêtait de battre… L’étrangère enveloppait d’un coup d’œil haineux la jeune femme, plus blanche que sa robe d’épousée…

Vous ne vous attendiez pas à cette résurrection, princesse ? dit-elle enfin d’un ton mordant.

Alors, vous… vous n’êtes pas morte ?

Les mots s’échappaient machinalement des lèvres pâles de Myrtô, elle n’avait plus conscience de ce qu’elle disait, un voile couvrait son regard, un écroulement se faisait en elle…

Mais il paraît, puisque me voici devant vous. C’est une véritable surprise, n’est-il pas vrai ? On croyait cette pauvre Mrs Burnett morte et enterrée… Malheureusement elle a survécu, et, apprenant le second mariage du prince Milcza, elle a eu la curiosité de connaître celle qui la remplaçait, cette jeune Grecque que l’on disait si belle… Oh ! la renommée n’a pas menti ! Belle vous l’êtes royalement ! dit-elle avec un regard envieux. Et on dit encore que tout le monde vous aime… et lui surtout ! Vous avez tous les bonheurs, la vie s’annonce radieuse pour vous… Et cependant un mot de moi peut tout vous enlever.

Son regard, un peu voilé sous les paupières retombantes, cherchait à scruter la physionomie rigide de Myrtô.

… Quand on saura que je vis, tout changera pour vous. L’Église déclarera nul votre mariage, ceux qui vous entouraient d’hommages aujourd’hui s’éloigneront de vous. Voilà ce qui vous attend, princesse Milcza, si Alexandra Ouloussof se déclare vivante… Mais il dépend de vous qu’elle demeure dans le tombeau. Pour cela, il vous suffira…

Elle s’arrêta une seconde. Myrtô attachait sur elle un regard fixe…

… Il suffira que vous m’aidiez dans le grave embarras d’argent où je me trouve. Pour des raisons inutiles à vous expliquer, je me suis séparée de mon second mari, et je suis presque dans la misère. Vous êtes, vous, la femme du plus opulent magnat de Hongrie. Il vous sera facile de me donner la somme d’argent nécessaire… ou bien, si vous le préférez, quelques-uns des joyaux dont vous avez dû être comblée. Alors je vous ferai le serment de me taire…

Myrtô eut tout à coup un violent soubresaut. Jusque-là, les paroles de l’étrangère étaient arrivées à ses oreilles comme une sorte de bourdonnement. Dans l’épouvantable désarroi de son esprit, dans la torture de son cœur, elle ne parvenait pas à en saisir exactement le sens. Mais cette fois elle avait compris…

Taisez-vous !… c’est odieux ! s’écria-t-elle d’une voix étranglée, en étendant la main. Pour qui me prenez-vous ?… Croyez-vous que ma conscience s’arrêterait une seconde à cette sacrilège tromperie ?… Si vous dites vrai, c’est moi-même qui l’apprendrai à tous… et il n’y aura plus de princesse Milcza, fit-elle avec un brisement dans la voix.

Une lueur de contrariété passa dans le regard d’Alexandra.

Allons donc, vous ne lâcherez pas ainsi une telle position pour de simples scrupules de conscience ! dit-elle en haussant les épaules. Et que deviendrait le prince Milcza sans vous ? Pensez-vous qu’il supporterait ce nouveau malheur ?

Oh ! quelle douleur atroce broyait soudain le cœur de Myrtô…

… Et vous-même, qui devez lui être si attachée, vous qui êtes si jeune et dont l’existence se trouvera ainsi brisée, au moment où le plus enivrant bonheur vous était promis ?… Tous ces sacrifices, toutes ces souffrances, le simple silence vous les évitera… le silence et un peu d’argent.

Myrtô se dressa brusquement, elle étendit les mains dans un élan de toute sa jeune âme loyale et pure…

Taisez-vous !… retirez-vous, misérable tentatrice ! Je ne veux pas vous écouter un instant de plus. Mgr Gisza est encore là, allez lui apprendre la vérité… Et tout à l’heure, je partirai, je serai Myrtô Elyanni comme hier… et Dieu nous accordera la grâce de la résignation, acheva-t-elle d’une voix étouffée.

L’étrangère ne put retenir un geste de fureur.

Vous êtes folle !… Il faut que vous acceptiez, je le veux, entendez-vous ?

Elle avait saisi le poignet de la jeune femme et le serrait violemment, tandis que ses yeux bleu pâle l’enveloppaient d’un regard irrité.

Lâchez-moi, ou j’appelle ! dit fermement Myrtô. La table des gardes forestiers n’est pas loin d’ici, ils m’entendront aussitôt… Et si le prince vous voit, je ne réponds de rien…

Les beaux traits de l’étrangère étaient convulsés par une sorte de rage. Elle laissa aller cependant le poignet meurtri de Myrtô, et dit avec une sourde fureur :

Vous êtes une créature stupide et folle… Mais je saurai arriver à mes fins d’une manière ou de l’autre. Vous entendrez encore parler de moi, princesse Milcza.

Elle ramena brusquement le capuchon sur sa tête et s’éloigna d’un pas rapide.

Myrtô demeura un instant immobile, pétrifiée dans son anéantissement affreux. Puis, passant d’un geste machinal la main sur son front, elle s’en alla au hasard vers le parc…

Elle laissait traîner sur le sol sa longue traîne de moire que les rayons du soleil déclinant faisaient étinceler. Elle n’avait plus de pensées, elle sentait ses idées vaciller dans son cerveau comprimé par l’angoisse épouvantable…

Elle se vit tout à coup près du temple grec. Une douleur atroce la mordit au cœur… Ici avaient eu lieu leurs fiançailles, ici elle avait connu ce qu’elle était pour lui…

Une grande faiblesse envahit tout à coup Myrtô, ses jambes fléchirent sous elle, et elle n’eut que le temps de se laisser tomber sur un des degrés du temple.

Là, le front entre ses mains, elle s’abîma dans une douleur silencieuse, dans l’agonie de son âme aux prises avec l’affreuse réalité.

Elle ne songeait pas à elle, à sa vie brisée, comme l’avait dit cette femme. Non, c’était lui… lui seul qu’elle se représentait, l’âme déchirée, désespérée peut-être. Il était si nouveau converti encore !… Oh ! la pensée de sa douleur, de sa révolte !…

Elle se rappela tout à coup que, par deux fois, elle avait demandé de souffrir pour que Dieu accordât au prince Milcza la grâce du bonheur temporel et surtout éternel.

Oh ! mon Dieu, pour moi, ce que vous voudrez ! Mais lui… lui qui a déjà tant souffert !

Comme une ironie mordante, les sons d’un orchestre de tziganes arrivaient jusqu’à elle, rythmant une czarda. C’était en son honneur que tout Voraczy était en fête… pour ce mariage dont tous, ce soir, connaîtraient la nullité. De ces cérémonies touchantes et magnifiques, de cette allégresse, de ce bonheur, il ne restait rien…

Et il y aurait de nouveau, à Voraczy, un homme au regard sombre, qui s’en irait solitaire à travers son immense domaine, l’âme broyée de regrets douloureux… et peut-être de haine contre “l’autre”.

Mon Dieu, ayez pitié ! gémit Myrtô.

Elle se sentait défaillir sous l’étreinte de ce martyr moral… Et elle songea avec terreur qu’elle allait le voir, qu’il faudrait lui révéler l’atroce vérité, assister à sa révolte, à son désespoir, lutter, peut-être, pour faire prévaloir les droits imprescriptibles de la loi divine…

Oh ! non, je ne veux pas !… pas maintenant ? murmura-t-elle en comprimant sa poitrine où le cœur battait à grands coups précipités. Il faut que je parte… je lui écrirai…

Elle ne songeait pas à toutes les impossibilités qui se dressaient devant elle.

Un effroi irraisonné, une crainte déchirante de voir “sa” douleur l’emportaient, la faisaient se dresser débout, prête à fuir au hasard… Mais il était trop tard, un pas bien connu se faisait entendre… le prince apparaissait, se hâtant, le visage radieux…

Enfin, me voilà, Myrtô ! Mon excellent oncle m’a un peu retenu… Mais qu’avez-vous ?

Il prononçait ces mots d’un ton de terreur, en s’élançant vers la jeune femme dont le visage était décomposé et les yeux presque hagards.

Elle étendit les mains en balbutiant :

Partez, Arpad… laissez-moi… Je vous expliquerai… Mais je ne suis pas votre femme…

Myrtô !

Elle comprit, à sa physionomie et au son de sa voix, qu’il la croyait folle.

Oh ! non, j’ai toute ma raison ! dit-elle d’un ton brisé. Il faut nous séparer, Arpad, Dieu ne permet pas que je remplisse près de vous les devoirs que j’avais acceptés avec tant de bonheur.

Myrtô, que voulez-vous dire ? s’écria-t-il avec effroi en lui saisissant la main.

Elle murmura, d’une voix si faible qu’il l’entendit à peine :

Alexandra vit… Je l’ai vue…

Alexandra !

Il la regardait avec stupeur, et de nouveau elle vit que sa crainte de tout à l’heure reparaissait.

Non, je ne suis pas folle, je vous assure, Arpad ! Je l’ai vue tout à l’heure dans le jardin, elle m’a dit qu’elle avait échappé à la mort, qu’elle s’était séparée de son second mari, elle a eu le cynisme de m’offrir le silence contre argent comptant…

Le prince l’interrompit brusquement.

Une jeune femme qui ressemblait à Alexandra ?

Oui… Oh ! c’était elle, bien elle ! J’avais vu son portrait, je l’ai reconnue aussitôt !

Le prince lâcha la main de Myrtô et, sortant de sa poche un petit sifflet d’or qui lui servait à appeler ses gardes lorsqu’il avait une communication à leur faire au cours de ses promenades dans le parc, il en tira un son prolongé. Puis il se tourna vers Myrtô stupéfaite et lui prit les mains en posant son regard plein de tendresse sur le visage altéré de la jeune femme.

Oh ! si, vous êtes ma femme devant Dieu et devant les hommes, ma bien-aimée ! Vous avez été la dupe d’une misérable aventurière…

Un cri s’échappa de la gorge contractée de Myrtô :

Arpad… oh ! serait-ce vrai ?

Oui, c’est la vérité absolue. Celle que vous avez vue est bien une Ouloussof, mais la sœur d’Alexandra, Fedora, une jeune sœur qui lui ressemble de frappante manière, bien que ceux qui ont connu l’aînée puissent dès le premier abord distinguer quelques différences. Pour vous, qui n’aviez vu qu’un portrait, je comprends que vous ayez été saisie… Cette Fedora, mariée et divorcée ensuite comme sa sœur, est devenue une sorte d’aventurière, toujours à la recherche d’expédients. Ayant lu quelque part l’annonce de notre mariage, elle aura eu l’idée de tenter quelque escroquerie… Mais soyez sans crainte, ma Myrtô, sa sœur est bien morte. J’ai pris tous mes renseignements, toutes mes précautions, afin qu’il ne puisse subsister le moindre doute. Elle a survécu une heure encore à ses affreuses brûlures, et a rendu le dernier soupir entourée de la famille Burnett. Il n’y a aucun doute… aucun, je vous le répète, Myrtô !

Une joie immense, surhumaine, envahissait la jeune femme. Elle murmura : “Arpad !… mon mari !”, et s’affaissa à demi évanouie.

Il la reçut entre ses bras, la fit asseoir près de lui sur les degrés. Déjà, elle reprenait ses sens, et, ses nerfs se détendant, elle se mit à sangloter doucement, la tête sur l’épaule de son mari. Il la calmait avec de tendres paroles, et bientôt les larmes cessèrent, Myrtô sentit qu’avec le bonheur les forces lui revenaient un peu…

Un homme, portant la tenue des gardes forestiers du prince, apparut tout à coup au bord de la clairière. Sur un signe de son maître, il s’avança jusqu’au péristyle…

Dulby, fais faire immédiatement une battue dans le parc et aux environs du château. Il s’agit de trouver et d’arrêter une femme qui a effrayé la princesse et a tenté de lui extorquer de l’argent. Elle est jeune, très grande, très blonde, de beaux traits, les yeux bleus pâles… Pourriez-vous indiquer à peu près comment elle était vêtue, Myrtô ?

Elle avait un long manteau noir à capuchon… Mais je ne saurais dire dans quelle direction elle est partie, j’étais si bouleversée !…

Peu importe, on cherchera partout. Elle ne peut encore être bien loin… Tu as compris, Dulby ?

Oui, Votre Excellence.

Va, et ne perds pas de temps.

Vous voulez la faire arrêter, Arpad ? dit Myrtô, lorsque le garde se fut éloigné.

Certes !… J’avais appris il y a quelque temps qu’on la recherchait comme coupable d’une récente escroquerie, et hier, il m’est parvenu un rapport sur sa présence aux environs. J’ai eu le tort de n’y pas accorder l’attention nécessaire… Quelle souffrance je vous aurais évitée ainsi, ma Myrtô !

Il contemplait avec douleur le cher visage où demeuraient encore les traces de l’épouvantable angoisse qui avait bouleversé le cœur de Myrtô.

Oh ! c’est fini maintenant ! dit-elle en souriant pour le rassurer. C’est fini, mon cher Arpad, puisque je sais maintenant que tout cela n’était qu’un mauvais rêve.

Mais un frisson rétrospectif la secouait encore.

Si vous vous sentiez assez forte, nous rentrerions, chérie. L’air fraîchit un peu, et vous n’êtes pas suffisamment couverte.

Oh ! oui, je marcherai, avec votre appui, Arpad !

Lentement, car elle était encore affaiblie après cette terrible secousse morale, ils revinrent vers le château. Dans les salons, dans les jardins, on dansait au son des orchestres de tziganes. Personne ne s’était douté du bref petit drame qui avait eu surtout pour théâtre le cœur de Myrtô.

Évitant la partie du jardin où tourbillonnaient les couples, le prince conduisit sa femme vers son appartement. Il la fit entrer dans son cabinet de travail, l’installa dans un fauteuil près de la fenêtre, sonna Miklos pour faire apporter du thé… Le calme revenait de plus en plus dans Myrtô, sous l’influence de cette affectueuse sollicitude, dans l’atmosphère tranquille de cette pièce immense meublée avec une somptuosité artistique et sévère, et ornée à profusion de fleurs admirables. Au-dessus du bureau de son mari, elle voyait le dernier tableau dû au pinceau de Christos Elyanni, celui qui le représentait avec sa femme et sa fille. D’accord avec Myrtô, le prince l’avait fait placer dans cette pièce où il se tiendrait souvent avec sa femme.

De cette façon, puisque je n’ai pas eu le bonheur de connaître vos chers parents, je les aurai souvent sous les yeux, ainsi que vous, ma petite Myrtô, avait-il dit à sa fiancée.

Comme ils auraient été heureux du bonheur de leur enfant ! Ce matin, Myrtô avait éprouvé une impression de tristesse en songeant à leur absence… Et maintenant encore, une larme brillait dans les yeux qui s’attachaient sur le tableau…

Mais une main saisit la sienne, une voix chaude, la chère voix qu’elle avait cru tout à l’heure ne plus entendre, murmura à son oreille :

Ne pleurez pas, ma femme aimée, car aujourd’hui, ils sont heureux de notre bonheur, ils vous bénissent… ils nous bénissent, ma chère petite Myrtô.

Elle leva vers lui son regard rayonnant, où se reflétait si bien toujours l’âme pure, vaillante et tendre de Myrtô, et il murmura :

J’aime vos yeux, Myrtô !… Vous rappelez-vous que notre petit Karoly disait ainsi ?… Lui aussi avait été pris à la lumière de ces grands yeux…

Miklos entra, apportant le thé, il annonça que le garde Dulby était prêt à rendre compte de sa mission.

Déjà ! À la bonne heure !… Fais-le entrer, Miklos.

Le garde apparut, couvert de poussière, et s’avança de quelques pas au milieu de la pièce.

Eh bien ! c’est fait, Dulby ?

Oui, Votre Excellence, elle est arrêtée. Mais elle était armée et a tiré un coup de revolver sur Mihacz qui est assez grièvement blessé, je le crains.

Oh ! pauvre garçon ! s’écria Myrtô. Arpad, nous allons le voir ?

Pas vous, Myrtô, c’est assez d’émotions pour aujourd’hui. Restez bien tranquille ici, je reviens dans un moment, après avoir su ce que pense le docteur de cette blessure.

Dans la grande pièce où flottait un parfum léger elle demeura seule, et, fermant les yeux, elle essaya de revoir avec calme les affres par lesquelles elle venait de passer. Dieu l’avait exaucée, elle avait souffert une brève mais douloureuse agonie, et lui, son mari, lui dont elle avait dit un jour : “Son bonheur est mon bonheur”, avait été épargné par la miséricorde divine.

Un hymne de reconnaissance s’élevait de l’âme de Myrtô, où le calme était revenu complet maintenant. Un peu penchée, les mains jointes, elle priait pour “lui”, pour le pauvre homme frappé en accomplissant son devoir, pour la malheureuse criminelle qui l’avait tant fait souffrir…

Le prince Milcza entra en disant d’un ton joyeux :

Allons, il n’y a rien de grave, rien absolument. Ce brave Mihacz sera sur pied dans quelques jours, et il y gagnera une augmentation de traitement qui sera fort bien accueillie par sa nombreuse famille.

Il s’assit près de sa femme et la baisa au front en disant avec émotion :

Chassez maintenant tous ces vilains nuages qui ont tenté d’assombrir le premier jour de notre union, ma Myrtô. Vous continuerez à être pour moi la chère, la radieuse fée aux fleurs… car c’est par l’influence de vos vertus que le repentir, la foi et la charité, ces fleurs célestes, se sont épanouis dans l’âme autrefois révoltée et endurcie, dans la pauvre âme malade du prince Milcza.

F i n

Chapitre XV

Chapitre XV

Madame de Soliers et son père se trouvaient depuis huit jours les hôtes du prince Milcza. Tous deux étaient tombés en admiration devant les merveilles de Voraczy. Lui, avait peine à s’arracher de la bibliothèque et de la galerie qui contenait d’inappréciables collections ; elle, parcourait les pièces de réception, se grisant de ce luxe artistique, déplorant, avec Irène et quelques autres mondaines, que l’on ne pût décider le prince Arpad à donner quelques-unes de ces merveilleuses fêtes qui avaient réuni ici, du temps de la princesse Alexandra, la noblesse hongroise et autrichienne.

Il parle maintenant de n’en pas offrir même à l’occasion de la visite de l’archiduc ! disait Irène. Il paraît s’assombrir, depuis quelque temps.

Et il est impossible de vaincre sa volonté, ajouta la vicomtesse d’un ton vexé. J’ai bien essayé d’insinuer que je serais charmée de voir une de ces fêtes, mais il m’a répondu très froidement qu’il n’avait plus le goût des grandes réunions mondaines. Je n’ai pas osé insister, car, franchement, comtesse, votre frère est très intimidant quand il prend cet air-là !

À qui le dites-vous ! murmura Irène avec une sourde colère.

C’est vrai, ma chère comtesse, vous ne paraissez pas être dans ses bonnes grâces. Il n’est pas précisément aimable pour vous, je l’ai remarqué.

Oui… et à cause de cette Myrtô ! dit Irène avec une sorte de rage.

Comment cela ? interrogea la vicomtesse avec un empressement curieux.

J’ai monté trop franchement mon peu de sympathie pour elle, cela a sufi pour que je sois bonne à pendre aux yeux du prince, qui ne voit plus au monde que sa cousine. Elle a pris sur lui l’influence que possédait le petit Karoly, mais une influence bien augmentée, car il résistait à l’enfant et lui imposait à l’occasion sa volonté, tandis qu’il ne refuse rien à Myrtô. Ah ! elle n’aurait qu’un mot à dire, elle, pour obtenir toutes les fêtes qu’elle voudrait ! Mais elle s’en garderait bien, parce qu’elle sait que c’est son affectation de simplicité, de sérieux et de piété qui a pris au piège le prince Milcza.

La jeune veuve secoua la tête.

Affectation est de trop, comtesse. Malheureusement pour vous, Mademoiselle Elyanni est sincère, admirablement sincère, et c’est ce qui fait sa force et son charme irrésistible. Voyez-vous, il n’y a guère à espérer que le prince Milcza change d’avis, je m’étonne seulement que leurs fiançailles ne soient pas déjà chose accomplie.

Il ne s’agit peut-être, après tout, de la part du prince, que de témoignages de reconnaissance exagérés pour ce qu’il croit devoir à Myrtô.

Madame de Soliers eut un sourire ironique.

Ne cherchez pas à vous bercer d’illusions, comtesse. La reconnaissance n’a que fort peu à voir dans les sentiments de votre frère à l’égard de sa cousine. Vous avez certainement aussi bien que moi la transformation de son regard lorsqu’il se pose sur elle, l’intonation particulière de sa voix lorsqu’il s’adresse à elle ? Hier, je ne sais à quel propos, une ombre était tombée sur sa physionomie, un pli barrait son front. Sa cousine entre, elle le regarde. — Quels yeux admirables elle a, si profonds, et si pleins de lumière ! — Aussitôt, plus d’ombre, un visage soudain éclairé… Autre symptôme : il s’assombrit chaque fois qu’il voit s’empresser près d’elle le comte Gisza ou Miheli Donacz, votre jeune et déjà célèbre poète national, qui a chanté Mlle Myrtô en des vers délicieux. Enfin, maints détails m’ont révélé, depuis ces huit jours, ce que vous savez aussi bien que moi : l’amour profond, souverain du prince Milcza pour sa cousine.

En remontant dans son appartement après cette conversation avec Irène, la vicomtesse songeait, un sourire moqueur aux lèvres :

Hum ! la petite comtesse est furieusement jalouse de sa cousine !… Elle a de la chance, cette jolie Myrtô ! Elle aura vraisemblablement à choisir entre le poète, le comte Gisza et le prince Milcza. Naturellement, ce sera ce dernier…

Les lèvres de Madame de Soliers eurent un pli d’amertume tandis qu’elle murmurait :

Il est si bien, et si parfaitement grand seigneur !… Princesse Milcza… et une fortune fabuleuse… Mais il est inutile de lutter contre elle, je l’ai compris dès le premier jour, en voyant cette créature ravissante de corps et d’âme. J’attendrai la visite de l’archiduc, puis nous quitterons aussitôt cette demeure, car il me sera dur… très dur de rester ici sans espoir.

* * *

Myrtô, assise devant son petit bureau, venait d’achever d’écrire aux dames Millon… Et maintenant, un peu renversée sur sa chaise, elle laissait son regard se perdre dans la profondeur bleue de l’horizon qui lui apparaissait par la fenêtre ouverte.

Elle éprouvait depuis quelque temps un peu de lassitude, morale surtout. Malgré tout, une atmosphère de mondanité régnait à Voraczy, et elle y avait été jusqu’ici si peu accoutumée qu’elle en ressentait, à certains instants, une sorte de fatigue. Elle réussissait à la dissimuler — sauf peut-être au coup d’œil perspicace et toujours en éveil du prince Milcza — mais ici, elle laissait ses nerfs se détendre et son esprit se reposer dans une songerie paisible.

Elle pensait à ses chers pauvres, au vieux Casimir qui allait mourir, à la petite Marcra dont la frêle santé serait bientôt remise, grâce à la générosité du prince Arpad… Et une ombre voilait ses yeux tandis qu’elle songeait au pli soucieux remarqué depuis quelque temps sur le front de son cousin, à sa visible préoccupation, à une sorte d’angoisse traversant parfois son regard. Il souffrait toujours, il luttait sans doute contre ses déchirants souvenirs…

Un coup léger, frappé à la porte, la fit un peu tressaillir… C’était la comtesse Zolanyi, l’air ému et ravi.

J’ai à vous parler, ma chère enfant, dit-elle en se laissant tomber sur un fauteuil après avoir fait signe à Myrtô de ne pas se déranger. Je viens ici en ambassadrice… ou plus exactement, je remplace votre mère. Il s’agit, en effet, de deux demandes en mariage.

Myrtô eut un vif mouvement de surprise et son teint s’empourpra un peu.

Des demandes en mariage ? pour moi ? dit-elle d’un ton incrédule.

Mais oui, pour vous ? Pourquoi semblez-vous si étonnée ?

C’est que je suis sans dot, ma cousine, et je croyais…

Il y a encore des gens désintéressés, qui apprécient la beauté morale et physique au-dessus de l’argent. Le prince Milcza a reçu la confidence de Miheli Donacz, et il m’a chargée de vous présenter la demande de ce jeune poète, déjà une de nos gloires nationales et qui souhaite ardemment vous faire partager les honneurs qui l’attendent. C’est un noble caractère, vous avez pu le juger, du reste. Déjà riche, il appartient, en outre, à une vieille et honorable famille, et il est excellent chrétien.

Oui, je le sais, et j’estime profondément ses grandes qualités, murmura Myrtô.

Pourquoi, soudain, une tristesse étrange, une mystérieuse angoisse l’envahissaient-elles ?

L’autre demande m’a été faite par le comte Gisza. Vous avez pu, lui aussi, l’étudier et le juger. C’est un charmant garçon, riche, suffisamment sérieux, très estimé comme officier. Il vous admire et vous aime, Myrtô, et son oncle, qui lui a servi de père, lui donne son consentement, après m’avoir écrit à ce sujet.

Myrtô, un peu pâle maintenant, baissait les yeux, en froissant d’un mouvement inconscient ses petites mains sur sa jupe blanche.

Je ne vous demande pas une réponse immédiate, mon enfant, vous réfléchirez tant qu’il vous plaira, continua la comtesse. Vous choisirez en toute indépendance, et je crois que l’un ou l’autre de ces deux partis eût été pleinement approuvé par votre mère.

Myrtô leva les yeux, elle dit d’un ton calme et résolu :

Je crois, ma cousine, qu’il est inutile de laisser M. Donacz et le comte Gisza dans l’incertitude, du moment où je suis certaine, demain comme aujourd’hui, de leur répondre par un refus.

Myrtô !… est-ce possible ! balbutia la comtesse. Il faut absolument réfléchir, mon enfant… Que leur reprochez-vous, voyons ?

Rien, oh ! rien ! J’admire leur désintéressement, vous le leur direz en les remerciant… mais je dois vous avouer, ma cousine, que mon cœur est complètement froid à leur égard.

Petite ingrate !… eux qui vous aiment tant ! Ce pauvre Mathias !… Vous voulez donc le désoler, Myrtô ?

J’en suis au regret… Mais il se consolera, ma cousine… Et il est plus loyal de lui enlever dès maintenant tout espoir.

Je n’ose insister, mon enfant… Du moment où votre cœur ne parle pas, je comprends… Mais je suis peinée du chagrin que je vais lui causer.

Moi aussi, dit Myrtô avec émotion. Mais cependant il m’est impossible d’agir autrement… Pardonnez-moi, ma bonne cousine, l’ennui dont je suis cause pour vous !

Je n’ai rien à vous pardonner, ma pauvre petite ! Je regrette seulement que vous ne puissiez trouver votre bonheur dans l’un de ces excellents partis… Allons, mignonne, embrassez-moi, et n’en parlons plus. Mathias partira ce soir, vous n’aurez pas ainsi l’embarras de le revoir.

Elle baisa le front de la jeune fille et s’éloigna.

Quelques instants, Myrtô demeura immobile et songeuse… La bizarre angoisse ressentie tout à l’heure ne s’évanouissait pas. Pourquoi la communication de la comtesse Gisèle lui produisait-elle cet effet, puisque la demande de ces deux jeunes gens, si flatteuse qu’elle fût pour une jeune fille sans fortune, la laissait entièrement froide ?

Myrtô se leva d’un mouvement résolu. Elle était accoutumée à réagir contre les impressions vagues, à ne pas s’engourdir dans d’inutiles rêveries… Ayant jeté un coup d’œil sur sa coiffure, elle descendit, car l’heure du thé approchait.

Au lieu de gagner directement le salon des Princesses, où se réunissaient à cette heure les hôtes du château, elle entra dans le salon de musique pour chercher une Berceuse, œuvre du prince Milcza, qu’elle avait jouée la veille avec lui pour la première fois, et qu’elle souhaitait revoir seule tout à son aise pour en mieux détailler les délicates beautés et la pénétrante expression.

Près d’une des portes-fenêtres ouvrant sur la terrasse, Irène se tenait debout, les traits durcis et le regard sombre. Elle enveloppa sa cousine d’un noir coup d’œil et dit d’un ton sifflant :

Eh bien ! il paraît que vous faites la dédaigneuse, mademoiselle Elyanni ? Un Miheli Donacz, un comte Gisza ne vous suffisent pas ! Vous rêver sans doute mieux que cela ?

Je ne rêve rien du tout, répliqua froidement Myrtô. Je n’ai jusqu’ici jamais beaucoup pensé au mariage, étant si jeune encore et sachant que mon manque de dot pourrait être un obstacle… mais ce que je sais, c’est que M. Donacz et le comte Gisza, malgré leurs très réelles qualités et l’estime dans laquelle je les tiens, me sont trop indifférents pour que j’aie eu un seul instant d’hésitation.

Irène eut un petit rire bref et sardonique.

C’était bien la peine, vraiment, qu’il vous entourent de tant d’hommages, que Miheli Donacz chante la jeune Grecque et ses yeux de lumière, que le comte Mathias délaisse pour vous le château de son oncle, où l’on donne des fêtes si exquises ? Vous êtes un cœur de marbre, Myrtô !

Elle rit de nouveau et s’avança lentement vers le milieu du salon, tandis que Myrtô, dominant l’impatience irritée qui la gagnait, se penchait vers un casier à musique.

Enfin, à défaut de votre mariage, je crois que nous en aurons un autre, continua tranquillement Irène. J’ai idée que le prince Milcza… Il vient de s’en aller du côté des serres avec Mme de Soliers, soi-disant pour lui montrer je ne sais quelle plante qu’elle désirait connaître. Mais il semblait très ému, très anxieux… Je pense, Myrtô, qu’il y aura ce soir une fiancée à Voraczy.

Myrtô se redressa brusquement, aussi blanche soudain que sa robe, ses yeux un peu dilatés se posèrent sur Irène…

Elle ! Oh ! vous croyez ? dit-elle d’une voix étouffée.

Mais, certainement ! Pourquoi semblez-vous si étonnée ? Ne fera-t-elle pas une charmante princesse ? Elle est fort gracieuse, et si intelligente ! Je m’explique maintenant le séjour du prince à Paris, et sa transformation si complète.

Mais pourtant, il ne paraissait pas… il est plutôt froid avec elle… Et elle est très mondaine… dit Myrtô.

Sa voix lui paraissait étrange, comme très lointaine, une sorte de brouillard passait devant ses yeux…

Oh ! il saura l’habituer à ses goûts, et comme elle en est fort éprise, elle se pliera volontiers à ce qu’il voudra. Je pense qu’il sera très heureux, et nous aurons une aimable belle-sœur qui égayera tout à fait cette demeure.

Myrtô se pencha de nouveau vers le casier et attira à elle au hasard quelques morceaux de musique. Irène l’enveloppait d’un regard de satisfaction méchante, elle semblait noter la pâleur de ce teint admirable, le frémissement des petites mains dont la forme idéale et la finesse avaient si souvent fait son envie.

Mais un appel de sa mère lui fit quitter le salon… Myrtô remit alors en place les morceaux qu’elle feuilletait machinalement, ne se souvenant même plus de ce qu’elle cherchait. Elle sortit sur la terrasse, descendit les degrés et, toujours machinalement, se dirigea vers le parc.

Les paroles d’Irène bourdonnaient singulièrement dans son cerveau. “Je crois, Myrtô, qu’il y aura ce soir une fiancée à Voraczy.” … Jamais elle n’aurait pensé… non, jamais !

Pourquoi donc cette supposition d’Irène l’avait-elle si profondément surprise et troublée ? Il n’y avait cependant rien d’étonnant à ce que le prince Milcza, guéri de sa longue crise morale, cherchât à se refaire un intérieur… Seulement, il semblait bizarre qu’il eût choisi cette jeune femme très mondaine.

Il avait été séduit sans doute par son intelligence, par la vivacité de sa physionomie et le piquant de son esprit, par les délicates flatteries qu’elle ne lui ménageait pas…

Cependant, il se montrait simplement pour elle, comme pour tous les hôtes féminins de Voraczy, un maître de maison très courtois, sans rien de plus. Aucun empressement, aucune sympathie même…

Mais il n’aimait peut-être pas laisser voir ses sentiments, il les ferait connaître seulement à l’élue…

Myrtô s’en allait comme en un rêve, les pensées s’entrechoquaient dans son cerveau… Elle se trouva tout à coup devant le temple grec, elle gravit les degrés et s’arrêta sur le péristyle.

Elle se trouvait près de la colonne où il était appuyé au moment où allait se consommer son crime… Et la pensée de cette scène, de l’émotion poignante de ces instants saisit Myrtô, l’envahit, la pénétra de douceur et d’amertume immense…

Elle ouvrit la porte du temple… Une aïeule du prince Arpad avait fait de l’intérieur un sanctuaire dédié aux saints patrons de la Hongrie. Leur effigie était là, taillée dans le marbre… Entre tous, Myrtô vénérait la sainte duchesse de Thuringe, et ce fut devant elle qu’elle alla s’agenouiller, ce fut vers son doux visage qu’elle leva ses yeux suppliants.

Que demandait-elle ainsi ? Elle ne le savait pas exactement… elle souffrait et elle implorait le secours.

Peu à peu, quelque apaisement descendit en elle. Le compatissant regard de sainte Élisabeth versait un réconfort sur son cœur bouleversé par un mystérieux émoi. Elle joignit les mains en murmurant avec ferveur :

Ma chère sainte, priez pour lui !… Qu’il soit heureux, que sa chère âme, surtout, soit sauvée… Son bonheur est mon bonheur, je sens que je l’achèterais avec joie par une grande souffrance.

Elle se releva et sortit du petit temple. L’heure s’avançait, on devait s’étonner là-bas de son absence…

Mais elle s’arrêta encore sur le péristyle. De nouveau, le souvenir de ce qui s’était passé là l’étreignait, à la fois douloureux et si doux…

Combien, depuis lors, il avait su délicatement lui témoigner sa reconnaissance !… Car elle avait compris qu’il ne la remerciait pas seulement de son dévouement pour son fils, mais plus encore, peut-être, de son intervention en cette minute tragique qui allait décider de son éternité. C’était par reconnaissance qu’il l’entourait d’attentions chevaleresques, par reconnaissance qu’il se montrait si empressé à prévenir tous ses désirs charitables, par reconnaissance encore qu’il mettait tant de charme pénétrant dans son regard et dans sa voix, qu’il les adoucissait si bien pour elle comme autrefois pour Karoly.

Elle lui avait fait du bien, il le lui avait dit plusieurs fois. Ne devait-elle pas remercier Dieu d’avoir été choisie comme l’instrument, bien humble et bien imparfait, dont il s’était servi pour donner un peu de paix à cette âme révoltée ?… Maintenant, une autre continuerait la tâche. L’épouse aimée pourrait beaucoup si elle savait comprendre cette âme vibrante sous son apparence altière et froide, ce cœur qui avait, unies à une virile énergie, des délicatesses presque féminines, et d’immenses ressources d’affection, comme l’avait prouvé son ardent amour paternel.

Devant l’esprit de Myrtô se dessina la mince silhouette de Mme de Soliers, son fin visage souriant et spirituel, au regard mobile, souvent moqueur…

Le comprendra-t-elle ? Le rendra-t-elle heureux ?

Un étonnement lui demeurait que le prince eût choisi cette jeune femme… Et pourtant, Irène avait raison, ceci expliquait son séjour à Paris, et le changement qui avait fait du père désespéré un homme jeune et charmeur comme autrefois.

Elle le revoyait là, assis au bas de ces degrés, près de la chaise longue de son fils. Combien il était sombre et froid ! Et cette volonté tyrannique dont Myrtô, comme les autres, avait senti souvent le poids… Et cette scène à propos de Miklos…

Tous les souvenirs de ces dix-huit mois lui revenaient, tour à tour poignants et doux, tandis que les larmes montaient lentement à ses yeux… Et de nouveau elle oubliait l’heure, elle laissait s’écouler les minutes dans ce retour vers le passé.

Le soleil, déjà bas sur l’horizon, enveloppait d’une clarté rose la jeune fille vêtue de blanc qui s’appuyait à la colonne de marbre, évoquant, dans sa pure beauté grecque, la pensée d’une jeune prêtresse de Minerve Athénée. Dans les grandes prunelles noires flottait une souffrance profonde, mais aussi une calme résignation. Un cerne léger s’était formé sous les yeux de Myrtô, et sa tête charmante se penchait un peu, comme si elle avait peine à supporter la lourde chevelure teintée d’or fauve par les rayons du soleil…

Aux alentours, le sol était couvert d’un épais gazon qui étouffait le bruit des pas… Comme Myrtô l’avait fait un jour, quelqu’un apparaissait inopinément au tournant du temps. Mais cette fois c’était “lui”…

Elle eut un brusque mouvement et pâlit encore davantage… Déjà, il escaladait les degrés et s’avançait vers elle…

Myrtô, que vous arrive-t-il ? Nous étions inquiets, là-bas, je suis parti à votre recherche…

Il s’interrompit et posa son regard sur celui de sa cousine.

Vous avez pleuré, Myrtô ?… Qu’avez-vous ?

Il se penchait et lui prenait la main, en faisant ces questions d’une voix anxieuse.

Oh ! ce n’est rien !… Quelques idées noires… murmura-t-elle en essayant de sourire.

Mais ce n’était pas le si joli, si rayonnant sourire habituel. Celui-là était triste, presque navrant…

Des idées noires ?… Lesquelles ?… dites, Myrtô ?

Elle baissa les yeux pour éviter ce regard doucement impérieux, et dit, d’une voix un peu tremblante :

Cela ne vaut pas la peine… Non, réellement, Arpad…

Vous ne voulez pas me dire ce qui vous tourmente ? N’avez-vous pas confiance en moi, Myrtô ?… Cette confiance, je l’ai cependant envers vous…

Les lèvres pâlies de Myrtô eurent une légère crispation… Il y avait pourtant quelque chose qu’il lui avait caché, comme aux autres.

… Non, vous ne voulez pas, Myrtô ?

Elle secoua négativement la tête, incapable de parler, car sa gorge se serrait soudain.

Les traits du prince Milcza se contractèrent un peu, il demeura un instant silencieux considérant le pâle visage environné d’une lueur rosée.

Puis il dit tout à coup, d’une voix où passaient des vibrations altérées :

Ma mère vous a-t-elle fait une communication relative à… des demandes en mariage ?

Oui, dit-elle d’un ton lassé. Je regrette vraiment que le comte Mathias et M. Donacz aient songé à moi… Je suis confuse d’être l’objet d’un tel désintéressement, et de ne pouvoir répondre à leur demande que par un refus…

Un refus ! murmura-t-il.

Sa physionomie se détendait, son regard inquiet et assombri s’éclairait soudain…

Vous n’avez pas réfléchi ?… vous avez dit non ainsi, tout de suite ?

Oh ! oui ! dit-elle avec le même accent de lassitude. Je n’ai pas du tout l’idée de me marier… Non, vraiment, je n’ai pas hésité un instant, et je n’ai aucun regret.

Myrtô, écoutez-moi…

Elle leva les yeux et le vit en proie à une émotion difficilement contenue.

… Je devais vous parler demain, après avoir connu votre réponse à ces demandes. Mais puisque je sais dès maintenant, je puis vous dire qu’un autre sollicite le bonheur de devenir votre époux… un autre qui vous aime — il ose l’assurer — plus que quiconque au monde. Vous avez été pour lui le rayon de lumière, la discrète consolatrice, mais il voulait plus que votre compassion, il s’est efforcé de redevenir jeune pour ne pas offrir à vos dix-huit ans un fiancé vieilli moralement et physiquement. Voilà pourquoi il s’est imposé cet exil de plusieurs mois loin de vous afin de vous montrer un prince Milcza transformé… Et si j’ai attendu si longtemps avant de vous parler ainsi, Myrtô, si j’ai enduré les plus douloureuses angoisses en laissant d’autres solliciter avant moi votre main, c’est que je voulais vous permettre de comparer, de choisir à votre gré, c’est que je ne voulais pas m’imposer à votre inexpérience de la vie, à votre cœur si admirablement charitable, et capable, par compassion pour une âme souffrante, d’accomplir un sacrifice…

Les yeux baissés, ses longs cils frôlant sa joue devenue toute rose, elle écoutait, se demandant si elle rêvait, si c’était bien sa voix chaude et vibrante qui prononçait ces paroles dont chacune faisait tressaillir son cœur…

Maintenant, Myrtô, dites-moi si vous voulez devenir ma femme ?… dites-le-moi en toute indépendance… je ne veux pas de pitié, pas de sacrifice, comprenez-moi bien ?

Arpad ?

D’autres paroles n’auraient pu sortir de sa gorge serrée par l’émotion immense, le bonheur inexprimable qui l’envahissait soudain, mais ses grands yeux levés vers le prince lui révélaient, mieux que les mots n’eussent pu le faire, combien le cœur de Myrtô lui appartenait sans réserve.

Merci, Myrtô, ma Myrtô.

Il posa longuement ses lèvres sur les mains de la jeune fille, et ils demeurèrent quelques instants silencieux, trop radieusement émus pour prononcer une parole.

Myrtô, ma lumière !

Il avait le même accent fervent que Mme Elyanni lorsqu’elle avait appelé ainsi sa fille, la veille de sa mort… Et, comme alors aussi, Myrtô protesta :

Arpad, ne dites pas cela ! Je ne suis rien…

Si, je le dis, je le répète ! Dieu a mis en vous, en votre âme si pure, un admirable reflet de sa lumière. Il a permis que vous soyez son intermédiaire près d’un pauvre pécheur révolté contre Lui. J’ai ressenti votre influence dès les premiers moments où je vous ai connue ; elle me pénétrait peu à peu, et moi, qui avais juré une éternelle défiance à toutes les femmes, j’essayais de m’y soustraire en mettant, par ma froideur et ma dureté, une plus grande distance entre nous. Vous m’avez dit, Myrtô, que j’étais jaloux de l’affection de mon fils pour vous. C’est vrai… Mais surtout, je me révoltais devant ce charme qui attirait à vous tous les cœurs, devant la droiture, la délicieuse simplicité, la bonté incomparable de cette petite âme vaillante… Et savez-vous de quoi je vous ai le plus admirée ? C’est de votre bravoure, de votre intrépidité devant moi, qui ne voyais que fronts courbés et adhésions serviles à toutes mes volontés, celles-ci fussent-elles des injustices.

Vous aviez pourtant bien envie de me chasser de Voraczy ? dit Myrtô avec un doux sourire un peu malicieux. Sans Karoly…

Myrtô, qu’ai-je été envers vous ce jour-là ! Quelle dureté, quelle injustice ! Mais je n’aurais pas eu le courage d’aller jusqu’au bout, même si mon petit chéri ne m’avait pas supplié pour vous. Dans ma colère, je vous revoyais si touchante, si maternellement tendre près de lui !… Non, vraiment, je crois que vous n’aviez rien à craindre… Et que dirai-je de ce que vous avez été pour moi, dans ces jours de douleur, de détresse épouvantable !… Près de lui, mon petit aimé, et après !… Mais j’ai compris seulement la profondeur, la puissance du sentiment qui remplissait mon cœur, le jour où je vous ai vue parée de fleurs, petite fée candide et radieuse… Et quelque chose s’est brisé en moi, car j’ai songé du même coup que je n’étais pas libre à vos yeux, que “l’autre” se mettait encore en travers du bonheur entrevu. J’ignorais, en effet, qu’elle fût morte. Le Père Joaldy a fini heureusement par deviner ce qui se passait en moi et m’a prévenu de l’événement. Voilà pourquoi vous m’avez vu à Noël, Myrtô… Et, quoi qu’il m’en coutât, j’ai voulu ensuite renouer avec la société, redevenir jeune pour vous, reprendre intérêt à l’existence, aux mille détails de la vie, aux choses belles et bonnes que Dieu a semées dans le monde, et que je ne savais plus comprendre dans ma souffrance d’orgueilleux révolté… Oh ! oui, Myrtô, vous avez été pour moi une lumière, la pure, la rayonnante lumière destinée par la Providence à chasser les ténèbres de ma pauvre âme !

Il la contemplait avec une grave tendresse, et dans la jeune âme de Myrtô s’épanouissait un bonheur dont l’intensité l’effrayait presque.

Je suis trop heureuse, Arpad ! murmura-t-elle.

Répétez-le, ma Myrtô !… dites-moi bien que je vous rends heureuse, que vous ne regrettez rien… Vous rappelez-vous comme notre petit Karoly nous a unis dans sa dernière parole ? Par la bouche de ce petit ange, Dieu nous destinait ainsi l’un à l’autre.

Le soleil déclinant enveloppait de ses lueurs rosées les fiancés debout sur le péristyle du temple. Un calme impressionnant, presque religieux, régnait dans ce coin du parc qui avait été le lieu de prédilection du petit Karoly.

Il est très doux, ne trouvez-vous pas, d’avoir échangé ici nos promesses de fiançailles, à cette place même qui nous rappelle un si terrible souvenir ?… Oh ! ma bien-aimée, qu’ai-je failli faire alors ? Quand je pense à cette balle qui vous effleura…

Laissez ces souvenirs, Arpad ! dit-elle en posant doucement sa main sur le bras du prince. Dieu, dans sa bonté, a permis que tout tournât à votre bien… à notre bien… Mais je crois que l’heure avance, et bientôt on va venir à notre recherche, ne le pensez-vous pas ?

Oui, il faut retourner là-bas, dit-il d’un ton de regret. Aussitôt que ma mère sera seule, nous irons lui annoncer nos fiançailles… Et ce soir, nous les rendrons officielles dans tout Voraczy.

Ils descendirent les degrés et prirent lentement le chemin du château, Myrtô appuyée au bras de son fiancé… Le prince Arpad, de cette voix chaude et caressante qu’il avait autrefois pour son fils, rappelait les souvenirs des mois précédents, disait ses espoirs et ses craintes… S’interrompant tout à, coup, il demanda :

Mais maintenant, Myrtô, ne pouvez-vous apprendre à votre fiancé pourquoi vous pleuriez tout à l’heure ?

Elle rougit, hésita un instant et répondit enfin d’une voix un peu tremblante :

On venait de me dire… on croyait que Mme de Soliers…

Elle s’interrompit, embarrassée… Le prince s’arrêta brusquement…

Mme de Soliers ?… Voulez-vous dire que quelqu’un ait eu la sottise de supposer que j’aie songé à elle ?

Oui, c’est cela…

Un léger éclat de rire s’échappa des lèvres du prince. Il saisit les mains de Myrtô en s’écriant avec une douce ironie :

O ma chère petite aveugle, comment avez-vous pu croire une minute ?… Voyons, quelque chose, dans ma conduite, vous a-t-il donné un seul instant à penser que j’aie eu pareille idée ?

Non, rien absolument, c’est certain, dit-elle sans hésitation. Mais enfin, ce n’était pas chose invraisemblable… et elle était très aimable, très flatteuse…

Oh ! certainement ! Elle laissait même voir un peu trop son désir de devenir princesse Milcza, dit-il avec un sourire railleur. Et qui donc, Myrtô, vous a insinué cette extraordinaire idée ?

Oh ! que vous importe, Arpad !

Mais si, je tiens à le savoir… Il faut que ce soit quelqu’un de bien sot… ou de bien malveillant, car autrement, personne ici n’aurait eu pareille pensée, étant donnée la froideur par laquelle j’ai toujours répondu aux avances de la vicomtesse et de son père… Dites-moi le nom de cette personne, Myrtô ?

Non, Arpad, je ne le peux pas, répondit-elle fermement.

Pourquoi donc ?… Aurais-je bien deviné en parlant de malveillance ?… Faut-il penser que quelqu’un a cherché à vous faire souffrir ?

Elle ne répondit pas et se remit en marche. Le prince réfléchissait, les sourcils froncés.

J’ai trouvé, je crois, dit-il, au bout d’un moment. Je sais qui vous déteste ici… Mais je saurais la punir, je vous en réponds !

Oh ! non, Arpad, je vous en prie ! s’écria-t-elle en levant vers lui un regard suppliant. Ne dites rien… Nous sommes si heureux maintenant qu’il faut que tous le soient autour de nous.

Il la regarda avec une douceur émue.

Ne vous inquiétez pas de cela, ma petite sainte. Les blessures faites à l’orgueil sont salutaires, et ce sont celles-là que je destine à l’âme jalouse qui vous a causé cette souffrance… Laissons cela, Myrtô, ajouta-t-il en voyant le geste de protestation de la jeune fille. S’il est une chose que je puisse difficilement pardonner, c’est la perfidie et le manque de cœur… envers vous surtout, si admirablement bonne pour tous.

Ils atteignaient en ce moment les jardins. Au passage, le prince Milcza cueillit deux roses blanches et en glissa une à la ceinture de Myrtô, tandis que sa fiancée attachait l’autre à sa boutonnière.

Je porte vos couleurs, ma fée aux fleurs, dit-il gaiement en baisant les petits doigts qui venaient de le décorer.

Comme ils contournaient une des serres, ils aperçurent de loin Renat qui gambadait avec Hadj et Lula, tandis que Mitzi marchait tranquillement, un livre à la main. Les chiens s’élancèrent et se mirent à sauter autour du prince et de Myrtô.

Renat, cessant ses évolutions, s’avança à la suite de Mitzi. Bien que la fermeté dont son frère usait à son égard ne rappelât pas la dure sévérité d’autrefois, il le redoutait encore beaucoup et ne se trouvait rassuré qu’en présence de Myrtô, car il n’avait pas été le dernier à remarquer l’influence de sa cousine sur tous les actes du prince Milcza.

Quant à Mitzi, elle était devenue la préférée de son frère aîné, comme elle était déjà celle de Myrtô. Sa petite nature tendre et fine s’attachait fortement ceux qui prenaient la peine de l’observer sous son apparence un peu froide.

Toujours à étudier, Mitzi ? dit le prince Arpad en caressant les cheveux blonds de sa jeune sœur. Ce n’est pas le moment, il faut profiter de la récréation, courir et te démener comme ce bon diable ;

Et son regard souriant se posait sur Renat qui s’était emparé de la main de Myrtô et y appuyait ses lèvres.

… Tu aimes beaucoup ta cousine, Renat ?

Oui, oh ! oui ! dit l’enfant avec chaleur…

Alors tu seras content de ce que nous t’apprendrons tout à l’heure.

Quoi donc ? dit vivement l’enfant.

Tu le sauras ce soir.

C’est quelque chose d’heureux pour Myrtô car ses yeux brillent, brillent… comme des étoiles !

Les fiancés se mirent à rire.

Voyez-vous cet observateur !… Pour faire prendre patience à ta curiosité, Renat, tu vas me dire, et Mitzi aussi, ce que vous voulez que je vous donne à l’occasion du grand bonheur qui nous arrive. Je vous promets de contenter vos souhaits… à condition qu’ils soient raisonnables, naturellement.

Renat, les yeux brillants, s’écria sans hésiter :

Oh ! je voudrais tant un cheval, Arpad !… un joli cheval noir comme celui de Béla Dovanyi !… Est-ce raisonnable, dites, Myrtô ! demanda-t-il, inquiet, en levant les yeux vers la jeune fille.

Mais tout à fait raisonnable, il me semble… N’est-ce pas, Arpad ?

Oh ! certes ! Tu auras ton cheval, Renat… Et Mitzi, que veut-elle ?

L’enfant rougit et dit timidement :

Moi, je voudrais beaucoup, beaucoup d’argent.

De l’argent ?… Serais-tu avare, Mitzi ? s’écria le prince d’un ton surpris.

Elle rougit plus encore et balbutia :

Il y a beaucoup de petits enfants qui ont faim, et d’autres qui n’ont jamais de jouets, ni de gâteaux. Je voudrais tant pouvoir en donner à tous !

Le regard du prince, profondément ému, se reporta de l’enfant sur Myrtô, ses lèvres murmurèrent :

Elle est bien votre élève, Myrtô !

Il se pencha vers la jeune fille et dit avec une douceur attendrie :

Embrasse-moi, Mitzi, je suis bien heureux de voir que tu es bonne et charitable. Je te donnerai ce que tu voudras pour tes petits protégés… tout ce que tu voudras, entends-tu ?

Oh ! Arpad ! dit-elle, suffoquée de joie. Comme vous êtes bon ! comme je vous aime !

Moi aussi, ma chérie, je t’aime beaucoup… Et Renat également, lorsqu’il est raisonnable, ajouta le prince Milcza en souriant.

Renat, qui avait bien toujours quelques peccadilles sur la conscience, baissa un instant le nez. Mais il le redressa bientôt et, passant sa main sous le bras de Myrtô, il dit d’un ton de mystère :

J’ai trouvé pourquoi vos yeux brillent, Myrtô, et pourquoi le prince Milcza a l’air si content.

Vraiment, mon petit ? Et pourquoi donc !

Renat eut un coup d’œil craintif vers son frère.

Je ne serai pas grondé parce que je l’ai deviné, Myrtô ?

Non, non, soyez sans crainte ! dit-elle dans un sourire. Qu’avez-vous deviné, Renat ?

Que vous allez vous marier avec le prince Milcza ! s’écria triomphalement l’enfant.

Allons, ce n’est pas mal trouvé ! dit gaiement le prince. Mais tu auras soin de te taire jusqu’à ce que je te permette d’ouvrir la bouche sur ce sujet. Tu sais que je ne supporte pas les indiscrets et les bavards.

Oh ! je ne dirai rien du tout ! répliqua gravement Renat. Mais je suis content !… content !

Et il exécuta une magnifique cabriole, tandis que Mitzi, appuyant câlinement sa joue contre la main de son frère aîné, disait d’un ton joyeux :

Oh ! quel bonheur, Arpad ! Je l’aime tant, notre Myrtô !

Notre Myrtô ! répéta le prince avec une douce ferveur.

Ils revinrent tous quatre vers le château… Et Irène, penchée sur la balustrade de la terrasse, pâlit en les apercevant.

Je lui ai raconté qu’il y aurait ce soir une fiancée à Voraczy… Aurais-je, par hasard, dit vrai ? murmura-t-elle entre ses dents serrées.



À suivre...

Chapitre XIV

Chapitre XIV

La cadette des jeunes comtesses devait se trouver bientôt, dans tout Voraczy, la seule qui ne cédât pas au charme de Myrtô — ceci, grâce à un incident qui eût pu avoir les suites les plus graves.

Quelques jours après l’arrivée du prince Milcza, Terka, sa cousine et Mitzi revenaient d’une promenade dans le parc, lorsque, d’un sentier transversal, surgit un homme hirsute et en haillons qui s’élança sur Terka, un couteau à la main. C’était un fou furieux qui avait réussi à déjouer la surveillance des gardes de Voraczy et s’était glissé dans le parc.

Mais avant qu’il eût pu toucher Terka, Myrtô était devant sa cousine, et ce fut elle qui reçut la lame dans le bras.

Un garde, qui se trouvait à la poursuite du malheureux, arriva heureusement à cet instant et le blessa d’un coup de revolver. Myrtô, soutenue par Terka et par lui, put rentrer au château, mais, dans le vestibule, elle s’évanouit d’émotion et de faiblesse.

Le prince et sa mère accoururent immédiatement, le docteur Hedaï fut appelé… Heureusement, la blessure n’avait pas de gravité. La physionomie angoissée du prince Arpad se détendit un peu à cette déclaration du médecin, et il baisa la main de sa cousine en murmurant :

Vous voulez donc, Myrtô, que nous vous soyons tous redevables ?

La comtesse Gisèle avait ardemment remercié sa jeune parente, et Terka, dont le cœur était bon et très capable d’affection, n’avait su de quelle façon lui témoigner sa reconnaissance.

Myrtô devenait de plus en plus, à Voraczy, une personne d’importance, sans que sa simplicité, sa ravissante modestie en fussent altérées. Il n’était plus question pour elle de remplacer Fräulein Rosa, la prince Arpad s’était catégoriquement prononcé sur ce sujet, un jour qu’elle se trouvait seule avec sa mère et lui.

J’autorise encore, pour vous faire plaisir, les leçons de violon, et aussi, si vous le voulez, la lecture à ma mère. Mais quant au reste, je m’y refuse absolument, et ma mère s’est trouvée tout à fait de mon avis.

Oui, mon enfant, j’ai résolu de vous considérer comme une quatrième fille, ajouta la comtesse en pressant affectueusement les mains de Myrtô.

Vous êtes trop bonne ! dit la jeune fille avec émotion. Mais comment accepter de tout vous devoir ainsi ?…

Vous êtes une petite orgueilleuse, Myrtô, dit le prince avec une douce ironie. Vous savez fort bien que vous faites partie de la famille, que vous nous êtes très chère, et que nous vous sommes infiniment redevables… Allons, laissons ce sujet. Voici Terka déjà toute prête, et qui ouvre de grands yeux en se demandant ce que nous avons à causer ainsi au lieu d’aller revêtir notre tenue de cheval.

Car Myrtô apprenait l’équitation, avec son cousin comme professeur. Très souple, très adroite, elle avait fait de rapides progrès, et maintenant elle pouvait accompagner le prince et ses sœurs dans leurs promenades.

Elle était la plus délicieuse amazone qui se pût rêver, et lorsqu’elle paraissait sur le perron du château, sa taille admirable dessinée par la robe de drap noir que lui avait offerte la comtesse, le petit chapeau à longue plume posé sur sa chevelure aux reflets superbes, Irène avait peine à éteindre la lueur furieuse de son regard. Mais il lui fallait se contenir en présence de son frère, car ayant surpris deux ou trois fois la manière acerbe et malveillante dont elle usait envers sa cousine, le prince Milcza l’avait reprise avec une si cinglante dureté, qu’elle en gardait encore une cuisante blessure d’amour-propre. Son animosité envers Myrtô s’en était accrue d’autant, mais elle la dissimulait — ou du moins croyait le faire, car, pour le pénétrant coup d’œil du prince, bien des choses ne passaient pas inaperçues.

Les domaines des environs se peuplaient peu à peu, et, cette fois, le prince Milcza consentait à renouer des relations. Il y avait, à Voraczy, quelques réunions, des promenades étaient organisées… Rien de très mondain, d’ailleurs. Le prince avait nettement déclaré à sa mère qu’il entendait seulement remplir les obligations de son rang, et qu’il ne voulait pas que les inutiles plaisirs du monde prissent une place dans sa vie.

Myrtô était de toutes les réunions, elle avait été présentée partout, et l’admiration dont elle était l’objet aurait grisé une âme moins fermement chrétienne que la sienne. Mais à ces succès flatteurs, elle préférait cent fois ses séances de musique avec Terka et le prince Arpad, ou les promenades à pied, à cheval et en voiture, au long desquelles son cousin et elles causaient sur tous les sujets, se rencontrant dans les mêmes pensées très hautes, vibrant aux mêmes admirations tout toutes les beautés. Le prince Milcza paraissait apprécier infiniment l’esprit délicat de Myrtô, la finesse et la sûreté de ses jugements, la profondeur de son intelligence. Il avait accepté avec empressement de lui donner quelques conseils, au point de vue intellectuel, ainsi qu’elle le lui avait demandé un jour avec sa charmante modestie accoutumée.

Je suis très ignorante de beaucoup de choses, vous avez dû vous en apercevoir, et je ne voudrais pas que votre cousine vous fît honte.

Si je ne vous connaissais si bien, Myrtô, je penserais que vous cherchez un compliment, avait-il répliqué en souriant. Je me mets à votre entière disposition, trop heureux de la confiance que vous voulez bien me témoigner.

Cette confiance en lui, Myrtô l’avait absolue. Elle connaissait maintenant l’élévation de son âme, la délicatesse de son cœur, quelque temps obscurcies par sa douloureuse maladie morale… Elle savait aussi que cette parole prononcée jadis par lui, en ce jour dont le souvenir la faisait encore frissonner : “Vous pouvez tout demander à votre cousin”, n’avait rien d’exagéré.

Tout, même le pardon de Marsa, la nourrice qui avait apporté la mort au petit Karoly. La malheureuse, chassée avec les siens de la demeure due à la générosité du prince Milcza, errait en proie à la misère. Elle était venue supplier la comtesse Zolanyi, mais celle-ci, effrayée, n’avait même pas voulu l’écouter et l’avait fait renvoyer en disant :

Si mon fils la voit, il est capable de faire quelque malheur !

Marsa avait rencontré Myrtô, elle s’était jetée à ses pieds, et la jeune fille, émue, avait promis de parler pour elle. Ce n’était pas cependant sans quelque appréhension qu’elle avait rempli sa promesse. Elle allait réveiller de douloureux souvenirs, se heurter sans doute à un violent ressentiment… Et, de fait, le prince, très pâle, le regard dur, l’avait interrompue aux premiers mots.

Je ne vous refuserai rien, Myrtô, sauf cela !… Sans cette misérable, mon bien-aimé serait encore en vie.

Mais un chrétien doit pardonner, Arpad !… Et songez à la situation de cette pauvre femme, qui se trouvait sans nouvelles de sa mère et de son enfant malade !

Pas cela, Myrtô, pas cela, je vous en prie !… Ne comprenez-vous pas que vous me faites mal ? avait-il répliqué d’un ton altéré.

Elle n’avait pas insisté et s’était contentée de prier… Le lendemain matin, après l’avoir aidée à se mettre en selle pour la promenade à cheval presque quotidienne, il lui avait dit en retenant sa petite main entre les siennes :

J’ai donné des ordres pour que la famille de Marsa réintègre le logis d’autrefois. Vous voilà contente, Myrtô ?

Oh ! Arpad !

Son regard le remerciait mieux que toute les paroles de reconnaissance, et le pli profond que la lutte contre son ressentiment avait creusé au front du prince, s’effaça aussitôt devant la radieuse lumière de ces prunelles veloutées.

Au cours des promenades où il accompagnait ses sœurs et sa cousine, le prince Milcza s’arrêtait parfois à la porte de quelque pauvre demeure. Les enfants s’enfuyaient, effarés, mais revenaient vite à la voix de Myrtô, bien connue de tous. Les plus grands gardaient les chevaux, tandis que les promeneurs pénétraient dans le triste logis. Le prince interrogeait les habitants sur leurs besoins, sur leurs aptitudes, il caressait les petits enfants et montrait une si grande bonté que la crainte excitée par son apparition se dissipait peu à peu, grâce aussi, il faut le dire, à la présence de Myrtô que tous ces malheureux appelaient “notre ange”.

Elle se montrait très confuse des témoignages de gratitude dont elle était l’objet, mais, en revanche, le prince Milcza paraissait prendre plaisir à entendre louer sa cousine. Il y contribuait du reste lui-même en faisant passer une partie de ses aumônes par les mains de Myrtô.

Tenez, Myrtô, vous remettrez ceci à tel, disait-il en entrant dans le salon de sa mère. Si ce n’est pas assez, dites-le-moi… Et j’ai pensé que l’on pourrait donner la petite maison du bord du lac à ce vieillard, qui a l’air si honnête et si résigné. Qu’en dies-vous ?

Rien n’était fait sans son avis, elle avait voix prépondérante sur les décisions de son cousin. Avec le Père Joaldy, et parfois Terka dont l’indifférence se fondait peu à peu au contact de Myrtô, ils discutaient sur la fondation d’écoles ménagères, d’ouvroirs, d’asiles pour les vieillards et les infirmes. Le prince avait tracé lui-même le plan d’un établissement destiné à recueillir les petits enfants abandonnés et qui porterait le nom de son fils.

Le Père Joaldy multipliait les actions de grâces, son regard rayonnait chaque fois qu’en entrant, le dimanche, dans la chapelle pour dire sa messe, il voyait occupé le fauteuil princier si longtemps vide… Et le château tout entier sortait, avec une sorte d’allégresse, de la torpeur où l’avait plongé la misanthropie de son seigneur.

Avec l’été, les réunions se multipliaient. Le prince Milcza avait accepté d’avoir à Voraczy quelques hôtes, entre autres son cousin Mathias Gisza. Le jeune comte était très empressé près de Myrtô, au violent dépit d’Irène, que les malicieuses remarques de ses amies exaspéraient encore.

C’est ridicule de traiter comme l’une de nous cette jeune fille qui est destinée à l’existence la plus modeste, maman ! dit-elle un jour en voyant Myrtô plus jolie que jamais dans une toilette blanche très simple que lui avait offerte la comtesse Gisèle.

Celle-ci regarda sa fille avec surprise.

Comme l’une de nous ?… Tu sais qu’elle-même m’a priée de ne rien lui donner de luxueux et ce n’est pas ma faute si sa beauté pare la plus modeste des toilettes. Quant à une future existence modeste… Irène, je crois qu’elle fera un brillant mariage.

Les lèvres d’Irène se serrèrent nerveusement.

Elle en est capable ! dit-elle entre se dents serrées. Mathias… ou Arpad, peut-être !

Oui, Arpad… murmura la comtesse. Il faut que ce soit elle, cette irrésistible petite charmeuse, pour avoir détruit aussi promptement sa farouche défiance. Il serait heureux avec elle…

Irène bondit.

Comment, vous accepteriez cela, tout simplement ? Cette jeune fille sans le sou, cette enfant d’un artiste raté…

Tu es ridicule, Irène, dit la comtesse d’un ton fâché. Cette jeune fille est une Gisza, son père était de noble race, un peu déchue seulement. Elle est admirablement distinguée, exquise au moral et au physique. Je n’aurai pas une pensée de blâme pour Arpad s’il veut me la donner pour belle-fille.

Tous en admiration devant elle ! dit rageusement Irène. Ah ! elle savait ce qu’elle faisait, l’intrigante, avec ses mines pieuses et modestes, son affectation de dévouement ! Malgré sa précédente expérience, le prince Milcza s’y est laissé prendre encore…

Irène, tu ne dois pas parler ainsi ! s’écria la comtesse d’un ton sévère, bien rare chez elle, Myrtô a préservé la vie de ta sœur au péril de la sienne, elle est pour nous tous dévouée et affectueuse…

Un bruit de pas au dehors l’interrompit. Le prince Milcza entra avec son cousin et demanda en s’asseyant près de sa mère :

Myrtô n’est pas encore descendue ?

Si, elle est dans le salon de musique avec Terka… Les voici.

Arrivez, Mesdemoiselles ! dit gaiement le comte Gisza en faisant quelques pas au-devant des jeunes filles. Le prince Milcza va vous annoncer deux importantes nouvelles…

Oh ! importantes ! dit le prince avec un léger mouvement d’épaules.

Voyez ce dédaigneux ! Que vous fait-il donc, mon cher ?

Bien d’autres choses, je vous assure !… Voyons, je ne veux pas faire languir les curiosités que vous venez d’éveiller, Mathias. Voici les nouvelles… Tout d’abord l’archiduc François-Charles, qui m’honorait autrefois de son amitié et que j’ai retrouvé cet hiver, à Paris, m’informe qu’en gagnant son domaine de Sehancz, dans une quinzaine de jours, il s’arrêtera une journée ici…

Vraiment, Son Altesse veut bien ! s’écria la comtesse Gisèle d’un air ravi.

Seconde nouvelle, continua le prince avec la même tranquillité. Le comte de Lorgues et sa fille seront ici la semaine prochaine.

Ah ! vraiment, dit Irène d’un ton de vive satisfaction. Tout cela va amener du mouvement à Voraczy, vous serez obligé de donner des fêtes, Arpad…

Ne vous réjouissez pas, Irène, interrompit le prince d’un ton railleur. Je donnerai une grande réception en l’honneur de Son Altesse, ceci est à peu près obligatoire, mais ce sera tout, mettez-vous bien cette idée dans la tête. M. de Lorgues trouvera de quoi réjouir son âme d’érudit dans la bibliothèque de Voraczy, Madame de Soliers se contentera de simples petites réunions et de promenades. Je n’ai jamais eu l’idée de rien changer pour eux à nos habitudes.

Vous désolez cette pauvre Irène, Arpad ! dit le comte Mathias avec un sourire malicieux. Il est certain que, dans cet admirable cadre de Voraczy, les grandes fêtes semblent tout indiquées… Qu’en dites-vous, ma cousine ?

Et attirant une chaise à lui, il s’asseyait près de Myrtô.

Les sourcils du prince Milcza eurent un bref froncement, et, avant que la jeune fille eût pu répondre, il dit avec une sorte de sécheresse impérieuse :

Myrtô n’est pas une mondaine, heureusement, elle ne désire que la tranquillité… Du reste, son deuil n’est pas terminé, elle ne pourrait participer à ces grandes réunions que vous paraissez désirer autant qu’Irène, Mathias.

Oh ! pas tant que cela, dit le jeune officier sans s’apercevoir de l’ironie contenue dans le ton de son cousin. Je me trouve fort bien ainsi, du moment où cela vous plaît à tous. Avec ou sans fêtes, Voraczy est pour moi un Éden.

Les lèvres du prince Arpad frémirent un peu, il se détourna pour adresser une observation impatiente à Renat qui entrait… Et, les autres hôtes de Voraczy arrivant pour le thé, la conversation changea de sujet.

On demanda à Myrtô un peu de musique. Le prince Milcza se leva aussitôt en disant qu’il accompagnerait sa cousine. Ils s’éloignèrent vers le salon de musique, et Myrtô ouvrait une petite armoire ancienne pour y choisir un morceau…

Que jouons-nous, Arpad ?

Ce que vous voudrez, Myrtô. Nous avons les mêmes goûts, vous le savez…

Il s’interrompit, ses traits eurent une crispation douloureuse. Un morceau de musique venait de glisser à terre, et c’était celui qu’avait préféré le petit Karoly, celui qu’il demandait toujours avant tout autre.

Mon petit chéri… mon petit aimé ! murmura-t-il.

Le doux regard de Myrtô enveloppa sa physionomie altérée, la petite main de la jeune fille saisit la sienne… Mais il la repoussa en disant d’un ton sourd et irrité :

Vous me plaignez… oui, c’est cela seulement, de la compassion…

Toute saisie, un peu pâle elle le regardait sans comprendre… Il lui prit tout à coup les mains en murmurant :

Pardonnez-moi, Myrtô, je souffre !… Je suis un ingrat, car, quoi qu’il arrive, vous aurez été pour moi une bienfaisante lumière…

Il s’interrompit, Terka et la comtesse Gisza entraient. Au hasard, Myrtô prit un morceau et se dirigea vers le piano, l’âme émue et un peu angoissée.



À suivre...