Chapitre VII

Chapitre VII

Quelques jours plus tard, comme Myrtô, le soir, prenait congé de ses parentes pour remonter dans sa chambre, la comtesse Zolanyi lui dit :

Venez un instant chez moi, mon enfant, j’ai à vous remettre quelque chose.

Myrtô la suivit au premier étage, jusqu’au petit salon qui précédait sa chambre. La comtesse ouvrit un tiroir de son bureau et y prit un élégant porte-monnaie de cuir fauve.

Le prince Milcza a réglé lui-même les émoluments qu’il vous doit en retour des services demandés par lui près de son fils. Il m’a remis ceci pour vous…

Le teint de Myrtô s’empourpra et, d’un geste spontané, elle repoussa le porte-monnaie tendu vers elle.

Non, je ne puis accepter !… Je reçois de vous la nourriture, l’abri de votre toit, c’est suffisant, et je ne veux pas être payée pour la distraction et le soulagement que je puis donner à ce pauvre petit malade… que je lui donne de tout mon cœur ! dit-elle avec émotion.

La comtesse la regarda avec une intense surprise.

Mais, mon enfant, je ne comprends pas… Vous aviez accepté de remplacer près de mes enfants Fräulein Rosa, il avait été question entre nous d’émoluments, sans que vous ayiez songé à refuser, tant la chose était naturelle. Rien n’est changé, puisque c’est près de Karoly, au lieu de Renat et de Mitzi, que vous êtes entrée en fonctions.

Non, je ne puis considérer de la même manière… C’est un pauvre petit enfant malade et triste, près duquel je remplis une tâche de charité pour laquelle il me paraît absolument impossible d’accepter de l’argent ! dit Myrtô avec une sorte d’indignation.

Quelle idée, Myrtô !… En tout cas, cette tâche est assez lourde, votre sujétion assez grande pour que vous puissiez sans scrupule recevoir un dédommagement. Mon fils, s’il exige beaucoup de ceux qui l’entourent, sait le reconnaître princièrement, vous en jugerez.

Elle essayait de mettre le porte-monnaie dans la main de Myrtô.

Mais la jeune fille recula avec un geste de dénégation énergique.

Je vous le répète, c’est impossible, ma cousine !

Myrtô, que signifie cet entêtement ? s’écria la comtesse d’un ton mécontent. Vous ne pouvez refuser, il ne l’accepterait jamais…

Vous lui direz mes raisons, ma cousine.

Moi ! Moi !… Pensez-vous que, pour complaire à vos scrupules exagérés, je vais m’exposer à son mécontentement ! N’y comptez pas, mon enfant… oh ! pas un instant ! Il m’a dit très catégoriquement hier : “Je vous prie de remettre ceci à Mademoiselle Elyanni en remerciement de la distraction qu’elle donne à mon fils.” Je l’ai fait, je suis en règle, le reste vous regarde. Faites-lui vos objections, si bon vous semble.

Eh bien ! oui, je le ferai ! dit résolument Myrtô.

La comtesse la regarda avec un peu de stupeur.

Auriez-vous vraiment ce courage ? Je ne vous y engage pas, car, du moment qu’il a jugé opportun d’agir ainsi, il ne supportera pas que vous vous éleviez contre sa décision… En tout cas, prenez ceci, vous vous arrangerez ensuite comme vous le voudrez, mais ma responsabilité se trouvera dégagée.

Myrtô prit le porte-monnaie et, aussitôt dans sa chambre, le mit dans un tiroir de son bureau, il lui semblait que ce cuir souple et satiné lui brûlait les doigts… Ah ! comme l’orgueilleux magnat avait su trouver le moyen d’infliger une humiliation à celle qui avait le tort impardonnable d’être trop aimée de son enfant ! Comme il lui montrait nettement qu’elle n’était à ses yeux qu’une mercenaire, envers laquelle il était quitte en lui faisant remettre une grosse somme d’argent !

Oui, il était généreux… princièrement généreux, comme l’avait dit sa mère !

L’amour-propre blessé se soulevait dans l’âme de Myrtô, il couvrait son visage d’une rougeur brûlante…

Elle leva tout à coup les yeux vers le crucifix dont les bras s’étendaient au-dessus de son lit et murmura :

Mon Dieu, pardonnez-moi, je ne suis qu’une orgueilleuse !… Et peut-être, après tout, n’avait-il pas l’intention que je lui prête. Il m’a traitée comme il l’eût fait pour Fräulein Rosa, par exemple. Jamais il n’a paru me considérer comme une parente… Mais, à cause même de l’affection que me porte ce pauvre petit Karoly, et que je lui rends si bien, je ne puis accepter d’être payée ainsi.

Elle s’approcha de la fenêtre ouverte et offrit son front à la fraîcheur du soir… Oui, elle lui rendrait cet argent, en lui expliquant ses raisons, et, s’il était vraiment gentilhomme, il comprendrait son invincible répugnance à recevoir une rémunération en échange du tendre dévouement dont elle entourait Karoly.

Mais elle se demanda soudain avec quelque perplexité si elle trouverait le courage de parler en face de ce regard glacé, de cette physionomie hautaine et déconcertante.

Cependant, il le fallait. Allait-elle donc, comme tous ici, se laisser envahir par une crainte servile du mécontentement du prince Milcza ?… Ce soir, elle lui parlerait, quand elle quitterait Karoly dans le parc.

Malgré tout, la perspective de cet entretien la laissait soucieuse. Elle vit arriver l’après-midi avec appréhension, et, une fois près de Karoly, elle dut faire un effort pour concentrer son attention sur la lecture qu’elle faisait à l’enfant.

Cette lecture fut interrompue bientôt par l’arrivée d’une troupe de tziganes qui venaient donner une aubade au petit prince. C’était un des grands plaisirs de Karoly, et son père le lui procurait fréquemment.

Le chef, un grand vieillard robuste, savait tirer de son violon des sons admirables. Aujourd’hui il se surpassait encore, et Myrtô, oubliant pour un instant son anxiété, écoutait, ravie. Karoly appuyait contre elle sa petite tête délicate, et, tous deux vêtus de blanc, le ravissant visage de Myrtô éclairé par le reflet d’un rayon de soleil glissant sur les colonnes du temple, ils formaient le plus délicieux tableau qui se pût rêver.

Hadj et Lula, les lévriers, bondirent tout à coup dans la clairière… Le charme était rompu. Les musiciens s’interrompirent, et un voile parut tomber soudain sur le regard de Myrtô.

Le prince Milcza s’avança. Il congédia les tziganes en leur jetant quelques pièces d’or et s’assit près de son fils. Myrtô constata d’un coup d’œil que sa physionomie était plus sombre, plus dure que jamais. Le jour était vraiment mal choisi pour la communication qu’elle avait à lui faire.

Les lévriers vinrent tendre leur tête fine aux caresses de Myrtô, puis s’étendirent près d’elle. Eux aussi témoignaient à la jeune fille un attachement de jour en jour plus grand, et voilà qu’aujourd’hui ils délaissaient pour elle le maître dont ils étaient jusque-là les inséparables !

Ici, Hadj, Lula !

Quelle irritation vibrait dans sa voix !… Était-il donc jaloux de l’affection de ses chiens eux-mêmes ?

Hadj et Lula vinrent docilement se coucher à ses pieds, mais leurs grands yeux affectueux demeurèrent tournés vers la jeune fille.

Karoly, peut-être énervé par l’atmosphère lourde, était dans ses jours de caprices. Miklos en éprouvait les effets. Il ne parvenait pas à satisfaire aux exigences fantasques du petit prince… Et Myrtô, qui avait une peine infinie à s’empêcher d’intervenir, sentait une sourde irritation monter en elle à la vue de la dédaigneuse impassibilité du prince Milcza.

On ne sait quelle idée passa tout à coup dans ce cerveau d’enfant gâté. Las des exercices divers qu’il faisait exécuter à Miklos, Karoly s’écria tout à coup en désignant la pelouse sur laquelle s’était assis le petit Magyar dont le front ruisselait de sueur :

Tiens, tu vas faire le bœuf, Miklos ! Ce sera très amusant !… Mange de l’herbe, Miklos… Allons, vite !

Cette fois une lueur de résistance passait dans les yeux clairs de Miklos.

Voyons, Karoly, à quoi pensez-vous ? dit Myrtô, oubliant tout cette fois. Vous ne devez pas demander cela à Miklos…

Le prince Arpad abaissa son livre, sa voix s’éleva, impérieuse et dure…

Obéis à ton maître, Miklos.

L’enfant, très rouge, eut encore une hésitation dans le regard…

Eh bien ? dit la voix menaçante du prince.

Miklos baissa ses yeux apeurés et se courba vers la pelouse.

Mais Myrtô se leva brusquement, dans un mouvement de révolte impossible à maîtriser.

C’est odieux !… Vous ne devez pas lui demander cela ! Cet enfant a une âme comme vous, il vous est interdit de le traiter comme un animal !

Un regard étincelant, où se mêlaient à la fois la stupeur et la colère, se posa sur elle, dont le visage s’empourprait d’indignation.

De quel droit osez-vous me blâmer ? dit le prince d’un ton frémissant d’irritation intense. Vous avez de singulières audaces, mais je vous assure que je ne suis pas homme à les supporter !

Et moi, je ne puis voir commettre l’injustice sans protester ! dit fermement Myrtô en soutenant avec une intrépide fierté ce regard qui eût fait trembler tous les habitants de Voraczy.

Très pâle, les veines de son front soudainement gonflées, le prince se leva brusquement…

Retirez-vous ! dit-il violemment, en étendant la main dans la direction du château. Je ne supporterai jamais que l’on discute mes volontés et encore moins que l’on me brave !

Cependant, ne vous attendez pas à me voir courber la tête devant ces volontés lorsqu’elles seront contraires à ma conscience ! dit fièrement Myrtô.

Et, le front haut, sans baisser les yeux devant ce sombre regard qui semblait vouloir l’anéantir, Myrtô s’éloigna d’un pas rapide, sans écouter la petite voix éplorée de Karoly qui appelait :

Myrtô ! oh ! Myrtô !

Elle prit au hasard une allée du parc… Ses tempes battaient avec violence, l’indignation débordait encore de son cœur.

Il fallait vraiment qu’un sentiment tout-puissant — la charité d’un cœur chrétien, la compassion de son âme féminine pour cet enfant traité avec la dernière dureté — eût soudain tout dominé en elle pour que de telles paroles pussent s’échapper de ses lèvres, s’adressant au prince Milcza ! Il avait raison, elle l’avait bravé !… lui qui savait faire courber tous les fronts.

Elle venait de se créer un impitoyable ennemi… Et un peu d’angoisse la serra au cœur en pensant qu’il allait la faire chasser de Voraczy, et interdirait vraisemblablement à sa mère de s’occuper de l’enfant audacieuse qui avait osé, seule de tous, le blâmer et le défier.

Mais elle ne regrettait pas cet acte, elle avait fait là son devoir. Dieu serait toujours avec elle et pourvoirait à tous ses besoins.

Et, tout en marchant, elle priait, se remettant comme une enfant confiante entre les mains de la divine Providence, essayant de calmer l’agitation, l’anxiété de son âme.

Elle reprit bientôt le chemin du retour. Plus paisible, elle envisageait avec une courageuse résignation l’inévitable lendemain… car elle savait que l’orgueilleux prince Milcza ne lui pardonnerait jamais sa révolte.

Elle s’arrêta tout à coup avec un léger cri de surprise. À quelques pas d’elle, contre un arbre, était assis Miklos, la tête cachée entre ses mains, tout son petit corps secoué de sanglots.

Qu’avez-vous, mon pauvre petit ? s’écria-t-elle en s’avançant vivement et en se penchant vers lui.

Il écarta ses mains, montrant un petit visage désespéré et couvert de larmes.

Son Excellence m’a chassé ! balbutia-t-il. Et ils vont être si fâchés, chez nous !… Mon père va me battre, bien sûr !

Et les sanglots recommencèrent, plus forts.

Myrtô s’assit près de lui et essaya de le consoler. Mais il répétait toujours :

Je vais être battu… tous les jours, mademoiselle Myrtô ! Mon père m’a dit : “Si jamais tu te fais renvoyer, tu auras ton compte, j’en réponds, et je ne te pardonnerai jamais !

Vos parents demeurent-ils loin, Miklos ?

Oh ! non, pas bien loin, Mademoiselle.

Eh bien, je vais vous accompagner, je leur expliquerai ce qui s’est passé et je demanderai à votre père de ne pas vous battre.

L’enfant leva vers elle un regard d’ardente reconnaissance.

Merci ! merci !… Oh ! que Votre Grâce est bonne !

Elle le prit par la main, et tous deux s’en allèrent à travers le parc, gagnant ainsi un chemin qui devait les conduire plus vite vers le logis de l’ispan Buhocz.

C’était une demeure de riante apparence, entourée d’un jardin bien entretenu. Sur le seuil, une forte femme blonde, à la mine décidée et un peu dure, berçait un petit enfant.

Miklos !… Que t’est-il arrivé ? s’écria-t-elle avec inquiétude, tout en saluant Myrtô.

Quelque chose de fort ennuyeux, mais non heureusement de très grave, s’empressa de répondre Myrtô.

Sur le seuil apparaissait l’ispan, petit homme aux traits accentués et à la physionomie sèche, que Myrtô se rappela avoir rencontré deux ou trois fois au château.

Lui aussi la reconnut et s’inclina avec empressement.

Quelle circonstance nous vaut l’honneur de la visite de Votre Grâce ?

Je vais vous expliquer… Allons, mon petit Miklos, n’ayez pas peur, dit Myrtô en posant sa main sur la tête de l’enfant tout tremblant.

Peur ?… Pourquoi ?… A-t-il fait quelque sottise ? dit l’ispan d’un ton menaçant.

Myrtô fit alors le récit de ce qui s’était passé… L’ispan bondit, le regard furieux, tandis que sa femme s’écriait avec colère :

Chassé !… Ah ! le misérable enfant ! Il sera notre perte, notre déshonneur !

Coquin ! gronda le père en étendant le poing vers l’enfant. Tu n’avais qu’à obéir… tu n’avais que cela à faire, entends-tu, scélérat ?

Et il s’avança vers Miklos, la main levée.

Mais Myrtô se plaça résolument devant le petit garçon.

Non, je ne veux pas que vous le frappiez ! dit-elle en posant sur l’ispan son beau regard sévère. Il ne le mérite pas, ce qui est arrivé est surtout de ma faute… Promettez-moi de ne pas le battre ?

Ah ! non, par exemple ! Il en aura aujourd’hui, et demain, et plus tard encore !… Heureux encore si ce misérable ne me fait pas encourir la disgrâce de Son Excellence ! Alors, si je perds ma place, que deviendrons-nous avec nos cinq enfants ?

Devant cet homme irrité, Myrtô ne se découragea pas. Elle discuta, supplia, et sa douce éloquence, ses raisonnements firent peu à peu tomber la colère de l’ispan et de sa femme.

Je vous promets de ne pas le punir pour cette fois, Mademoiselle, dit le père en jetant un regard encore plein de rancune vers le pauvre Miklos tout apeuré. Mais vous me faites faire là une chose… oui, une chose ridicule ! C’est de la faiblesse, tout simplement !

Certes ! ajouta sa femme. Seulement, c’est curieux, on ne peut pas résister à Votre Grâce. Si elle voulait intercéder pour Miklos près du petit prince ?

J’essayerai, en tout cas. Il n’y a en effet que l’enfant qui puisse, peut-être, fléchir le prince Milcza.

Mais en elle-même Myrtô pensait : “Le reverrai-je seulement, pauvre petit Karoly ?

Elle prit congé des Buhocz et de Miklos qui lui baisait les mains avec une ferveur reconnaissante. D’un pas un peu las, elle reprit le chemin du château… En traversant les jardins, des sons d’orgue, venant de l’appartement du prince Milcza, arrivèrent à ses oreilles. C’était une harmonie tourmentée, sombre et magnifique pourtant…

Quel artiste faisait ainsi vibrer l’instrument ? Lui, sans doute… lui, cet être au cœur endurci, à l’âme impitoyable. Parce que cet homme avait souffert — dans son cœur ou dans son orgueil ? — fallait-il qu’il immolât tous ceux qui l’entouraient à son ressentiment farouche ?

Et, l’indignation montant de nouveau en elle, Myrtô secoua résolument la tête en murmurant :

Non, je ne regrette rien ! Il verra au moins que tous ne courbent pas le front devant ses injustices.



À suivre...



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