Chapitre XVI

Chapitre XVI

La réception magnifique donnée par le prince Milcza en l’honneur de l’archiduc François Charles, fut l’occasion d’une présentation solennelle de la nouvelle fiancée à toute la noblesse accourue à l’invitation du jeune magnat. Myrtô, d’une beauté saisissante dans sa vaporeuse et très simple toilette blanche, obtint un triomphal succès, capable de griser tout autre que cette petite tête sensée et sérieuse. L’Archiduc et tous les invités, émerveillés de cette grâce ravissante unie à la plus charmante modestie, félicitèrent chaleureusement le prince Arpad dont le regard exprimait un bonheur contenu mais profond.

Après cette fête pour laquelle le prince avait déployé toutes les splendeurs d’autrefois, Voraczy retomba dans le calme et l’intimité. Les fiancés, accompagnés de la comtesse Gisèle, de Terka et de Mitzi, firent seulement un court séjour à Paris, pour choisir le trousseau et la corbeille de la future princesse, et aussi pour assister au baptême de la petite fille d’Albertine. Mme Millon avait écrit à Myrtô pour lui demander d’être la marraine, en laissant entendre qu’elle ne savait trop qui choisir comme parrain, leur parenté étant fort réduite. Le prince Arpad avait dit aussitôt : “Ce sera moi, s’ils le veulent bien.

Personne n’avait dit non… pas même Pierre Roland, qui eût dû tressaillir jusqu’au fond de son âme de fougueux démocrate à cette pensée de donner un prince pour parrain à sa fille. Il se montra même le plus enthousiaste, le plus orgueilleusement joyeux…

C’est que le prince Milcza était, lui, le plus magnifique des parrains. Outre un superbe cadeau à la mère, il constituait à l’enfant un joli petit capital dont les revenus devaient servir à son éducation… Et ma foi, n’est-ce pas, démocrate ou non, l’intérêt avant tout ?

Quant à la marraine, elle reçut, à cette occasion, la plus merveilleuse petite couronne qui ait jamais paré un front de princesse.

Pour votre présentation à la cour, Myrtô, dit son fiancé en la lui offrant.

Il lui donnait relativement peu de cadeaux, en dehors de ceux nécessités par son rang, car il connaissait les goûts de sa Myrtô. Mais il avait mille attentions délicates qui la ravissaient plus que ne l’eussent fait toutes les merveilles du monde. C’est ainsi qu’ayant appris que les meubles de Mme Elyanni se trouvaient toujours en dépôt chez une voisine des Millon, il les avait fait transporter secrètement dans une chambre de son hôtel, et y avait ensuite conduit Myrtô, émue et touchée au point que les larmes avaient jailli de ses yeux en présence des chers souvenirs, et aussi à cette constatation nouvelle de la délicate affection dont elle était l’objet.

Les fiancés se retrouvèrent avec joie à Voraczy, qui leur était cher à tous deux. Quelques jours après son arrivée, le prince Milcza demanda un entretien à sa mère, et lui apprit ce qu’il comptait faire à l’égard de ses sœurs et de son frère. À Renat, il donnerait à sa majorité le domaine des comtes Zolanyi, racheté par lui après la mort du second mari de la comtesse. Terka et Mitzi se voyaient constituer des dots superbes…

Quant à Irène, ajouta le prince, je me réserve de lui apprendre moi-même ce que je compte faire à son égard. Vous voudrez bien, ma mère, lui dire de venir me parler demain matin.

La jeune fille passa la fin de la journée et toute la nuit dans de véritables transes. Ce n’était évidemment pas un traitement de faveur que lui réservait son frère. Depuis ses fiançailles, il avait adopté à son égard une attitude d’indifférence absolue. Jamais il ne lui adressait la parole, et, tandis qu’il avait comblé de cadeaux Terka et Mitzi pendant leur séjour à Paris, il n’avait rien rapporté à Irène, demeurée pendant ce temps au château de Sezly, chez sa marraine, la comtesse Sarolta Gisza, alors que Renat lui-même avait vu arriver à son adresse une gentille petite voiture et un poney qui avaient réalisé son rêve le plus cher.

Il semblait vouloir l’ignorer absolument… Et l’amertume s’amassait dans l’âme d’Irène, non contre lui, mais contre Myrtô, amertume d’autant plus intense qu’elle n’osait plus la faire sentir à sa cousine.

Ce fut donc l’âme remplie d’une sourde angoisse qu’elle entra, le lendemain, dans le cabinet de travail de son frère. Le prince, occupé à écrire, lui désigna un siège en disant froidement :

Asseyez-vous, Irène, je suis à vous dans cinq minutes.

Cinq minutes !… C’étaient cinq siècles pour l’anxiété grandissante dans le cœur d’Irène, à la vue de la physionomie glacée de son frère.

Sur son bureau, il y avait une grande photographie représentant Myrtô vêtue de blanc et couverte de fleurs, comme le jour où le prince Milcza l’avait aperçue près du petit bois… Et cette vue fit monter au cerveau d’Irène une bouffée de colère jalouse.

Le prince posa enfin sa plume et se renversa légèrement dans son fauteuil pour fixer sur sa sœur ce regard qui gardait pour elle la dureté d’autrefois.

Ma mère vous a appris, n’est-ce pas, ce que je comptais faire pour faciliter l’avenir de Terka, de Mitzi et Renat ?

Elle répondit affirmativement d’une voix étouffée par l’émotion qui la serrait à la gorge.

Il y a quelques mois, j’avais pour vous des intentions semblables, malgré l’impression peu favorable produite sur moi par votre malveillance à l’égard de celle à qui nous devons tant, et qui s’est montrée, malgré tout, si patiente et si bonne à votre égard. Mais il s’est passé depuis un fait me montrant qu’il ne s’agissait pas seulement d’une jalousie, d’une antipathie passagère. Lorsqu’une femme froidement, délibérément, inflige une blessure profonde à une autre femme qui ne lui a jamais fait que du bien, lorsqu’elle ne craint pas, dans sa rage jalouse, de lui faire croire ce qu’elle sait n’avoir jamais existé, pour avoir l’atroce plaisir de la faire souffrir, je n’ai qu’un mot pour qualifier un tel acte : je l’appelle une lâcheté perfide… Et j’avais jugé que celle qui s’en était rendue coupable n’était plus digne d’être traitée comme ma sœur.

Pâle et tremblante Irène baissait les yeux. Il lui semblait soudain que tout s’écroulait autour d’elle…

… Cependant, sur l’instante demande de Myrtô dont la charité ne connaît pas de limites, j’ai consenti à revenir sur ma décision. Vous aurez donc la même dot que Terka et Mitzi… Mais j’ai tenu à vous faire savoir que vous la deviez à Myrtô… à Myrtô seule.

Les lèvres serrées d’Irène s’entrouvrirent pour laisser échapper ces mots :

De cette manière, je n’en veux pas…

Oh ! à votre gré ! dit-il du même ton net et glacé. Mais ce n’est pas ainsi que se trouvera facilité le mariage riche et brillant rêvé par votre cervelle futile. Vous réfléchirez et me donnerez votre réponse demain.

Elle se leva brusquement, la colère lui montant au cerveau, avec une sorte d’affolement qui l’emportait hors d’elle-même…

Pas demain… aujourd’hui !… Je ne veux rien d’elle, je la hais, cette hypocrite, cette intrigante…

Elle le vit tout à coup debout, son poignet se trouva enserré dans une main dure, des yeux étincelants d’irritation se posèrent sur elle, lui faisant baisser les siens…

Vous osez l’insulter !… Misérable envieuse, je vous forcerai à lui demander pardon à genoux !

Vous me faites mal ! bégaya Irène.

Il lâcha son poignet et, subitement redevenu maître de lui-même, dit avec un calme glacial :

Je pense qu’en effet vous n’avez aucun besoin de mon aide pour votre avenir. Arrangez-vous à votre guise, je me désintéresse totalement d’une créature ingrate et sans cœur.

Elle sortit du cabinet de travail, frissonnante et presque livide. À ses oreilles bourdonnantes retentissaient les deniers mots de son frère… Elle gagna le salon et se laissa tomber sur un fauteuil, car ses jambes tremblantes refusaient de la porter.

Des soubresauts nerveux la secouaient des pieds à la tête. Le front contre le dossier du fauteuil, elle pleurait convulsivement, en se tordant les mains.

Une porte s’ouvrit tout à coup. C’était Myrtô les bras remplis de fleurs dont elle venait orner les jardinières du salon.

Irène ! dit-elle avec une surprise anxieuse.

La jeune fille se redressa brusquement comme si quelque venimeux insecte l’avait touchée, montrant son visage congestionné, couvert de larmes, et ses yeux brillants de fureur.

Vous !… encore vous ! Ce n’est pas assez de m’humilier, de me faire jeter une aumône par lui !… Il faut encore que vous veniez jouir de ce que vous m’avez si bien préparé…

Irène !… mais, Irène ! murmura Myrtô toute pâle.

Je vous hais ! continua Irène avec exaltation. Vous n’êtes qu’une habile comédienne, vous avez bien joué votre rôle… Maintenant vous faites de lui ce que vous voulez, et vous en profitez pour l’exciter contre moi, que vous détestez…

Oh ! Irène, moi qui ai tout fait au contraire pour…

Un rire convulsif secoua la jeune fille.

Ah ! vous croyez que je m’y laisse prendre ! Il y a tant de manières de s’arranger pour perdre les gens dans l’esprit de quelqu’un, tout en ayant l’air de parler en leur faveur !… Et lui, malgré son intelligence, tombe facilement dans le panneau… Tenez, regardez ce que je dois à votre bienfaisante intervention près de mon frère…

Elle étendait son poignet, où se voyait la marque des doigts du prince Milcza.

Il m’a fait cela, parce que je vous traitais comme vous le méritez… J’ai pensé un moment qu’il allait me tuer… Et vous croyez que je ne vous hais pas ?

Elle se tordit violemment les mains et se renversa sur un fauteuil, en proie à une terrible crise nerveuse.

Myrtô, effrayée, laissa tomber ses fleurs et se précipita vers la sonnette. Puis elle revint vers sa cousine et essaya de la calmer, mais vainement.

La comtesse Gisèle et Terka arrivèrent bientôt, puis le docteur Hedaï. Irène s’apaisait peu à peu, mais tout son corps demeurait agité d’un tremblement, et elle était en proie à une fièvre violente.

Sa mère, sa sœur et Myrtô se remplacèrent près d’elle pendant cette journée et la nuit suivante. Elle avait le délire et, avec des gestes d’effroi, elle murmurait :

Il va me tuer… j’ai peur !

Myrtô posait alors sa main sur le front de sa cousine, et la malade se calmait un peu… Vers le matin, elle s’endormit sous la douce caresse de cette petite main infatigable, et le docteur Hedaï déclara d’un ton de vive satisfaction :

Allons, mon inquiétude disparaît, nous n’aurons pas les complications cérébrales que je craignais. La comtesse a pu éprouver une violente commotion morale, et, comme elle est fort nerveuse, il en est résulté un excessif ébranlement qui se calmera peu à peu.

La fièvre tombait en effet, l’agitation s’apaisait, reparaissant seulement à des intervalles de plus en plus éloignés. Mais la malade demeurait silencieuse et sombre, un bruit de pas dans les corridors la faisait tressaillir, et, entendant prononcer par Terka le nom d’Arpad, elle fut reprise d’une recrudescence de fièvre.

Il y a eu une terrible scène entre lui et elle, il me l’a dit hier, expliqua Myrtô à sa cousine surprise de l’effet produit.

Au bout de quelques jours, le mieux était définitif. Irène reprenait quelque peu ses forces abattues par la fière et la fatigue nerveuse. Mais elle demeurait songeuse et triste, malgré tous les efforts de sa mère, de Terka et de Myrtô, elle semblait fort peu pressée de quitter son appartement pour reprendre sa vie accoutumée.

Elle s’était laissée soigner par sa cousine, d’abord inconsciemment, dans son délire ; elle n’avait pas protesté davantage lorsque, la raison lui revenant, elle avait reconnu Myrtô dans cette vigilante garde-malade dont la petite main douce avait apaisé ses plus pénibles accès. Depuis quelques jours, elle semblait réfléchir beaucoup, et sa parole se faisait moins brève, son regard s’adoucissait pour celle qui ne cessait de l’entourer d’un dévouement discret.

Une après-midi très ensoleillée, Myrtô entra, son chapeau sur la tête et dit d’un ton résolu :

Allons, Irène, vous allez venir faire un tout petit tour avec moi. Vous vous anémiez, ici, il faut absolument recommencer à sortir.

Irène secoua la tête.

Pas encore, Myrtô, je ne me sens pas assez forte…

Myrtô se pencha vers elle et lui prit la main en la regardant avec un sourire.

Dites plutôt que vous avez peur encore ?… une peur irraisonnée, enfantine.

Irène rougit un peu.

Oui, c’est vrai, murmura-t-elle.

Quelle folie, Irène !… Il m’a chargée de vous dire tous ses regrets, et son désir qu’il ne soit plus question, entre vous et lui, de ce qui s’est passé… Oh ! je l’ai bien grondé, je vous assure, pour vous avoir si peu ménagée !

Je le méritais, dit franchement Irène. Vous a-t-il appris comment je vous avais traitée ?

Je n’ai rien su, je ne veux pas savoir, Irène !

Si, je veux vous le dire, moi ! Je vous ai appelée intrigante, hypocrite… Et j’ai été si mauvaise pour vous, en vous racontant ce mensonge, à propos de Mme de Soliers ! Oh ! je comprends qu’il m’ait en horreur !

Taisez-vous, Irène, ne vous agitez pas encore en ramenant sur l’eau toutes ces vieilles histoires. Vous savez bien que tout est oublié… Allons, venez avec moi, je veux vous montrer le nouvel arrangement de la grande serre.

Irène, après une courte hésitation, mit son chapeau et suivit sa cousine au dehors. Appuyée sur son bras, elle marcha lentement vers la serre principale, but indiqué par Myrtô.

Mais elle s’arrêta tout à coup et pâlit un peu. À quelques pas de la serre, le prince Milcza conférait avec le jardinier chef… En apercevant sa sœur et sa fiancée, il s’avança vivement, les mains tendues vers Irène.

Ma pauvre Irène, vous voilà enfin ! J’avais hâte de voir par moi-même comment vous vous trouviez !

Saisie par cette cordialité inaccoutumée, Irène balbutia, rougit, puis fondit en larmes.

Myrtô l’entraîna vers un banc et la fit asseoir entre le prince et elle. Irène sanglotait sur l’épaule de sa cousine, mais elle se calma bientôt aux affectueuses paroles de son frère et de Myrtô, et elle sourit enfin à travers ses larmes lorsque le prince Arpad dit gaiement :

Je crois, Irène, que nous serons tous maintenant très unis, n’est-ce pas ?

Oui, grâce à Myrtô ! répliqua vivement Irène avec un regard reconnaissant vers sa cousine.

Vous l’aimez donc maintenant, notre Myrtô ? demanda-t-il avec émotion.

Irène sourit et appuya de nouveau sa tête contre l’épaule de sa cousine.

Que voulez-vous, je fais comme les autres ! dit-elle avec une gaieté attendrie.

Irène, ceci est le mot qui efface les derniers nuages entre nous !

Et le prince Arpad, se penchant vers sa sœur, posa ses lèvres sur son front. C’était son premier baiser fraternel depuis bien des années, et Irène, très émue, y vit le gage d’un pardon entier.

* * *

Le mariage du prince Milcza et de Myrtô se célébra vers le milieu de septembre, par une journée si belle, si ensoleillée, qu’il semblait que le ciel lui-même eût voulu fêter les jeunes époux et contribuer à la splendeur de cette cérémonie.

Dans la chapelle trop petite, et ornée de fleurs avec une merveilleuse profusion, se pressaient les nobles invités, parmi lesquels tous les Gisza, sauf le comte Mathias, non encore consolé. Le soleil, traversant les vitraux, inondait de lumière les atours somptueux, mettait un nimbe sur la tête de la jeune mariée admirablement belle dans sa toilette de moire tissée d’argent, et enveloppait de lumière le prince Milcza qui portait avec une inimitable élégance son superbe costume de magnat.

À l’autel, le Père Joaldy offrait le saint sacrifice. L’archevêque Gisza, grand-oncle du prince Arpad et un peu parent de Myrtô, avait donné la bénédiction nuptiale après avoir prononcé une délicate allocution sur le devoir conjugal, sur le bonheur, supérieur à toutes les épreuves, qui attend les époux unis dans la même foi, dans la céleste espérance.

Et tandis que Myrtô songeait avec une radieuse allégresse : “C’est ainsi que nous serons, mon Dieu, puisque vous avez bien voulu le ramener à Vous !”, lui, reportant son regard du cher visage transfiguré par la ferveur à la croix dressée au-dessus du tabernacle, disait du fond du cœur : “Merci, mon Dieu, de me donner cet ange pour soutenir et éclairer ma vie !

Après la cérémonie, les nouveaux époux se rendirent dans la salle des Magnats, où défilèrent devant eux tous les assistants : parents, amis, serviteurs, tenanciers… Tous les pauvres gens secourus par Myrtô étaient là aussi, dévorant des yeux leur jeune princesse rayonnante de bonheur. Un à un, ils s’avançaient, baisant sa main et celle du prince Arpad, murmurant des vœux de longue félicité… Et, pour eux, Myrtô avait son plus joli sourire, son regard le plus doux.

Une femme jeune encore, aux cheveux bruns grisonnants, s’avança la dernière, tremblante, les yeux baissés. À sa vue, le prince eut un violent tressaillement, ses traits se crispèrent…

La femme était devant lui, courbée, presque agenouillée. Par un suprême effort sur lui-même, il étendit sa main que Marsa effleura de ses lèvres.

Merci, seigneur ! dit-elle d’une voix étouffée.

Et, en se redressant, elle enveloppa d’un regard d’ardente reconnaissance la jeune princesse qui lui souriait.

Puis ce fut le repas dans la salle des Banquets — repas d’une féerique somptuosité qui réunissait outre les nobles invités, tout le haut personnel de Voraczy. Le dessert terminé, l’archevêque se leva et prit des mains du Père Joaldy une coupe de lapis-lazuli, encerclée d’or et garnie de gemmes magnifiques. Depuis un temps immémorial, elle avait servi au mariage de tous les princes Milcza… Le prélat l’emplit de vin de Tokaï, il la bénit et s’avançant vers les nouveaux époux, la présenta au prince Arpad.

D’après le rite traditionnel à Voraczy, c’était l’époux qui devait, le premier, y tremper ses lèvres, affirmant ainsi sa suprématie conjugale, et la tendait ensuite à sa femme. Aussi y eut-il dans l’assemblée un vif mouvement de surprise lorsqu’on vit le prince, en un geste de respect chevaleresque, se pencher vers Myrtô et approcher lui-même de ses lèvres la coupe éblouissante. Après quoi, il but à son tour, tandis que les assistants, se levant, acclamaient les nouveaux mariés.

Pendant qu’on se répandait dans les salons, le prince et Myrtô allèrent faire le tour des longues tables dressées dans les jardins pour les tenanciers et les pauvres du pays. D’enthousiastes “eljen” les accueillirent, des malheureux sauvés de la misère ou du désespoir par celle qui était appelée couramment “notre ange”, baisaient la robe de Myrtô… Le prince, visiblement ravi, emmena cependant bientôt la jeune femme, car celle-ci, malgré son énergie, ne pouvait dissimuler complètement la fatigue qui la gagnait après la longue cérémonie du matin et le repas interminable comme le voulait la tradition.

Maintenant, vous allez pouvoir vous reposer, ma Myrtô. Ma mère et mes sœurs s’occuperont de nos hôtes. Voulez-vous que nous allions dans le parc ? L’air dissipera peut-être votre mal de tête.

Oh ! volontiers ! Mais n’aviez-vous pas quelque chose à demander à Mgr Gisza avant son départ ?

C’est vrai ! Voyez comme j’ai besoin d’avoir près de moi ma chère petite femme pour me rappeler tout !… Allez en avant, Myrtô chérie, je vous rejoindrai dans un instant.

Il l’attira à lui, la baisa au front et s’éloigna d’un pas rapide.

Une bizarre impression s’empara soudain de Myrtô. Il lui vint l’envie folle de le rappeler, de lui crier : “Non, non, restez près de moi !

Allons, la fatigue l’avait rendue aujourd’hui bien nerveuse !… Elle raconterait tout à l’heure à Arpad cette singulière idée, et ils riraient tous deux de cet effroi enfantin.

Elle se dirigea lentement vers le parc. Cette fin d’après-midi était d’une douceur pénétrante, empreinte de ce charme particulier des premières journées automnales. Les feuillages prenaient déjà quelques teintes chaudes, le soleil déclinant répandait une tiédeur exquise dans l’atmosphère.

Comme la jeune femme passait près d’un bosquet, elle vit remuer le feuillage, et elle ne put retenir un mouvement d’effroi lorsqu’une femme, couverte d’un manteau noir à capuchon, se dressa tout à coup devant elle.

Que faites-vous là ? dit-elle en se ressaisissant aussitôt.

L’inconnue, au lieu de répondre, interrogea en allemand, mais avec un accent étranger :

Avez-vous vu un portrait de la princesse Alexandra ?

Oui… Mais que signifie ?…

D’un geste brusque, la femme fit retomber son capuchon, et une exclamation s’étouffa dans la gorge de Myrtô…

Elle avait devant elle Alexandra… Oui, c’étaient ses traits, son regard…

Il sembla à Myrtô que son cœur s’arrêtait de battre… L’étrangère enveloppait d’un coup d’œil haineux la jeune femme, plus blanche que sa robe d’épousée…

Vous ne vous attendiez pas à cette résurrection, princesse ? dit-elle enfin d’un ton mordant.

Alors, vous… vous n’êtes pas morte ?

Les mots s’échappaient machinalement des lèvres pâles de Myrtô, elle n’avait plus conscience de ce qu’elle disait, un voile couvrait son regard, un écroulement se faisait en elle…

Mais il paraît, puisque me voici devant vous. C’est une véritable surprise, n’est-il pas vrai ? On croyait cette pauvre Mrs Burnett morte et enterrée… Malheureusement elle a survécu, et, apprenant le second mariage du prince Milcza, elle a eu la curiosité de connaître celle qui la remplaçait, cette jeune Grecque que l’on disait si belle… Oh ! la renommée n’a pas menti ! Belle vous l’êtes royalement ! dit-elle avec un regard envieux. Et on dit encore que tout le monde vous aime… et lui surtout ! Vous avez tous les bonheurs, la vie s’annonce radieuse pour vous… Et cependant un mot de moi peut tout vous enlever.

Son regard, un peu voilé sous les paupières retombantes, cherchait à scruter la physionomie rigide de Myrtô.

… Quand on saura que je vis, tout changera pour vous. L’Église déclarera nul votre mariage, ceux qui vous entouraient d’hommages aujourd’hui s’éloigneront de vous. Voilà ce qui vous attend, princesse Milcza, si Alexandra Ouloussof se déclare vivante… Mais il dépend de vous qu’elle demeure dans le tombeau. Pour cela, il vous suffira…

Elle s’arrêta une seconde. Myrtô attachait sur elle un regard fixe…

… Il suffira que vous m’aidiez dans le grave embarras d’argent où je me trouve. Pour des raisons inutiles à vous expliquer, je me suis séparée de mon second mari, et je suis presque dans la misère. Vous êtes, vous, la femme du plus opulent magnat de Hongrie. Il vous sera facile de me donner la somme d’argent nécessaire… ou bien, si vous le préférez, quelques-uns des joyaux dont vous avez dû être comblée. Alors je vous ferai le serment de me taire…

Myrtô eut tout à coup un violent soubresaut. Jusque-là, les paroles de l’étrangère étaient arrivées à ses oreilles comme une sorte de bourdonnement. Dans l’épouvantable désarroi de son esprit, dans la torture de son cœur, elle ne parvenait pas à en saisir exactement le sens. Mais cette fois elle avait compris…

Taisez-vous !… c’est odieux ! s’écria-t-elle d’une voix étranglée, en étendant la main. Pour qui me prenez-vous ?… Croyez-vous que ma conscience s’arrêterait une seconde à cette sacrilège tromperie ?… Si vous dites vrai, c’est moi-même qui l’apprendrai à tous… et il n’y aura plus de princesse Milcza, fit-elle avec un brisement dans la voix.

Une lueur de contrariété passa dans le regard d’Alexandra.

Allons donc, vous ne lâcherez pas ainsi une telle position pour de simples scrupules de conscience ! dit-elle en haussant les épaules. Et que deviendrait le prince Milcza sans vous ? Pensez-vous qu’il supporterait ce nouveau malheur ?

Oh ! quelle douleur atroce broyait soudain le cœur de Myrtô…

… Et vous-même, qui devez lui être si attachée, vous qui êtes si jeune et dont l’existence se trouvera ainsi brisée, au moment où le plus enivrant bonheur vous était promis ?… Tous ces sacrifices, toutes ces souffrances, le simple silence vous les évitera… le silence et un peu d’argent.

Myrtô se dressa brusquement, elle étendit les mains dans un élan de toute sa jeune âme loyale et pure…

Taisez-vous !… retirez-vous, misérable tentatrice ! Je ne veux pas vous écouter un instant de plus. Mgr Gisza est encore là, allez lui apprendre la vérité… Et tout à l’heure, je partirai, je serai Myrtô Elyanni comme hier… et Dieu nous accordera la grâce de la résignation, acheva-t-elle d’une voix étouffée.

L’étrangère ne put retenir un geste de fureur.

Vous êtes folle !… Il faut que vous acceptiez, je le veux, entendez-vous ?

Elle avait saisi le poignet de la jeune femme et le serrait violemment, tandis que ses yeux bleu pâle l’enveloppaient d’un regard irrité.

Lâchez-moi, ou j’appelle ! dit fermement Myrtô. La table des gardes forestiers n’est pas loin d’ici, ils m’entendront aussitôt… Et si le prince vous voit, je ne réponds de rien…

Les beaux traits de l’étrangère étaient convulsés par une sorte de rage. Elle laissa aller cependant le poignet meurtri de Myrtô, et dit avec une sourde fureur :

Vous êtes une créature stupide et folle… Mais je saurai arriver à mes fins d’une manière ou de l’autre. Vous entendrez encore parler de moi, princesse Milcza.

Elle ramena brusquement le capuchon sur sa tête et s’éloigna d’un pas rapide.

Myrtô demeura un instant immobile, pétrifiée dans son anéantissement affreux. Puis, passant d’un geste machinal la main sur son front, elle s’en alla au hasard vers le parc…

Elle laissait traîner sur le sol sa longue traîne de moire que les rayons du soleil déclinant faisaient étinceler. Elle n’avait plus de pensées, elle sentait ses idées vaciller dans son cerveau comprimé par l’angoisse épouvantable…

Elle se vit tout à coup près du temple grec. Une douleur atroce la mordit au cœur… Ici avaient eu lieu leurs fiançailles, ici elle avait connu ce qu’elle était pour lui…

Une grande faiblesse envahit tout à coup Myrtô, ses jambes fléchirent sous elle, et elle n’eut que le temps de se laisser tomber sur un des degrés du temple.

Là, le front entre ses mains, elle s’abîma dans une douleur silencieuse, dans l’agonie de son âme aux prises avec l’affreuse réalité.

Elle ne songeait pas à elle, à sa vie brisée, comme l’avait dit cette femme. Non, c’était lui… lui seul qu’elle se représentait, l’âme déchirée, désespérée peut-être. Il était si nouveau converti encore !… Oh ! la pensée de sa douleur, de sa révolte !…

Elle se rappela tout à coup que, par deux fois, elle avait demandé de souffrir pour que Dieu accordât au prince Milcza la grâce du bonheur temporel et surtout éternel.

Oh ! mon Dieu, pour moi, ce que vous voudrez ! Mais lui… lui qui a déjà tant souffert !

Comme une ironie mordante, les sons d’un orchestre de tziganes arrivaient jusqu’à elle, rythmant une czarda. C’était en son honneur que tout Voraczy était en fête… pour ce mariage dont tous, ce soir, connaîtraient la nullité. De ces cérémonies touchantes et magnifiques, de cette allégresse, de ce bonheur, il ne restait rien…

Et il y aurait de nouveau, à Voraczy, un homme au regard sombre, qui s’en irait solitaire à travers son immense domaine, l’âme broyée de regrets douloureux… et peut-être de haine contre “l’autre”.

Mon Dieu, ayez pitié ! gémit Myrtô.

Elle se sentait défaillir sous l’étreinte de ce martyr moral… Et elle songea avec terreur qu’elle allait le voir, qu’il faudrait lui révéler l’atroce vérité, assister à sa révolte, à son désespoir, lutter, peut-être, pour faire prévaloir les droits imprescriptibles de la loi divine…

Oh ! non, je ne veux pas !… pas maintenant ? murmura-t-elle en comprimant sa poitrine où le cœur battait à grands coups précipités. Il faut que je parte… je lui écrirai…

Elle ne songeait pas à toutes les impossibilités qui se dressaient devant elle.

Un effroi irraisonné, une crainte déchirante de voir “sa” douleur l’emportaient, la faisaient se dresser débout, prête à fuir au hasard… Mais il était trop tard, un pas bien connu se faisait entendre… le prince apparaissait, se hâtant, le visage radieux…

Enfin, me voilà, Myrtô ! Mon excellent oncle m’a un peu retenu… Mais qu’avez-vous ?

Il prononçait ces mots d’un ton de terreur, en s’élançant vers la jeune femme dont le visage était décomposé et les yeux presque hagards.

Elle étendit les mains en balbutiant :

Partez, Arpad… laissez-moi… Je vous expliquerai… Mais je ne suis pas votre femme…

Myrtô !

Elle comprit, à sa physionomie et au son de sa voix, qu’il la croyait folle.

Oh ! non, j’ai toute ma raison ! dit-elle d’un ton brisé. Il faut nous séparer, Arpad, Dieu ne permet pas que je remplisse près de vous les devoirs que j’avais acceptés avec tant de bonheur.

Myrtô, que voulez-vous dire ? s’écria-t-il avec effroi en lui saisissant la main.

Elle murmura, d’une voix si faible qu’il l’entendit à peine :

Alexandra vit… Je l’ai vue…

Alexandra !

Il la regardait avec stupeur, et de nouveau elle vit que sa crainte de tout à l’heure reparaissait.

Non, je ne suis pas folle, je vous assure, Arpad ! Je l’ai vue tout à l’heure dans le jardin, elle m’a dit qu’elle avait échappé à la mort, qu’elle s’était séparée de son second mari, elle a eu le cynisme de m’offrir le silence contre argent comptant…

Le prince l’interrompit brusquement.

Une jeune femme qui ressemblait à Alexandra ?

Oui… Oh ! c’était elle, bien elle ! J’avais vu son portrait, je l’ai reconnue aussitôt !

Le prince lâcha la main de Myrtô et, sortant de sa poche un petit sifflet d’or qui lui servait à appeler ses gardes lorsqu’il avait une communication à leur faire au cours de ses promenades dans le parc, il en tira un son prolongé. Puis il se tourna vers Myrtô stupéfaite et lui prit les mains en posant son regard plein de tendresse sur le visage altéré de la jeune femme.

Oh ! si, vous êtes ma femme devant Dieu et devant les hommes, ma bien-aimée ! Vous avez été la dupe d’une misérable aventurière…

Un cri s’échappa de la gorge contractée de Myrtô :

Arpad… oh ! serait-ce vrai ?

Oui, c’est la vérité absolue. Celle que vous avez vue est bien une Ouloussof, mais la sœur d’Alexandra, Fedora, une jeune sœur qui lui ressemble de frappante manière, bien que ceux qui ont connu l’aînée puissent dès le premier abord distinguer quelques différences. Pour vous, qui n’aviez vu qu’un portrait, je comprends que vous ayez été saisie… Cette Fedora, mariée et divorcée ensuite comme sa sœur, est devenue une sorte d’aventurière, toujours à la recherche d’expédients. Ayant lu quelque part l’annonce de notre mariage, elle aura eu l’idée de tenter quelque escroquerie… Mais soyez sans crainte, ma Myrtô, sa sœur est bien morte. J’ai pris tous mes renseignements, toutes mes précautions, afin qu’il ne puisse subsister le moindre doute. Elle a survécu une heure encore à ses affreuses brûlures, et a rendu le dernier soupir entourée de la famille Burnett. Il n’y a aucun doute… aucun, je vous le répète, Myrtô !

Une joie immense, surhumaine, envahissait la jeune femme. Elle murmura : “Arpad !… mon mari !”, et s’affaissa à demi évanouie.

Il la reçut entre ses bras, la fit asseoir près de lui sur les degrés. Déjà, elle reprenait ses sens, et, ses nerfs se détendant, elle se mit à sangloter doucement, la tête sur l’épaule de son mari. Il la calmait avec de tendres paroles, et bientôt les larmes cessèrent, Myrtô sentit qu’avec le bonheur les forces lui revenaient un peu…

Un homme, portant la tenue des gardes forestiers du prince, apparut tout à coup au bord de la clairière. Sur un signe de son maître, il s’avança jusqu’au péristyle…

Dulby, fais faire immédiatement une battue dans le parc et aux environs du château. Il s’agit de trouver et d’arrêter une femme qui a effrayé la princesse et a tenté de lui extorquer de l’argent. Elle est jeune, très grande, très blonde, de beaux traits, les yeux bleus pâles… Pourriez-vous indiquer à peu près comment elle était vêtue, Myrtô ?

Elle avait un long manteau noir à capuchon… Mais je ne saurais dire dans quelle direction elle est partie, j’étais si bouleversée !…

Peu importe, on cherchera partout. Elle ne peut encore être bien loin… Tu as compris, Dulby ?

Oui, Votre Excellence.

Va, et ne perds pas de temps.

Vous voulez la faire arrêter, Arpad ? dit Myrtô, lorsque le garde se fut éloigné.

Certes !… J’avais appris il y a quelque temps qu’on la recherchait comme coupable d’une récente escroquerie, et hier, il m’est parvenu un rapport sur sa présence aux environs. J’ai eu le tort de n’y pas accorder l’attention nécessaire… Quelle souffrance je vous aurais évitée ainsi, ma Myrtô !

Il contemplait avec douleur le cher visage où demeuraient encore les traces de l’épouvantable angoisse qui avait bouleversé le cœur de Myrtô.

Oh ! c’est fini maintenant ! dit-elle en souriant pour le rassurer. C’est fini, mon cher Arpad, puisque je sais maintenant que tout cela n’était qu’un mauvais rêve.

Mais un frisson rétrospectif la secouait encore.

Si vous vous sentiez assez forte, nous rentrerions, chérie. L’air fraîchit un peu, et vous n’êtes pas suffisamment couverte.

Oh ! oui, je marcherai, avec votre appui, Arpad !

Lentement, car elle était encore affaiblie après cette terrible secousse morale, ils revinrent vers le château. Dans les salons, dans les jardins, on dansait au son des orchestres de tziganes. Personne ne s’était douté du bref petit drame qui avait eu surtout pour théâtre le cœur de Myrtô.

Évitant la partie du jardin où tourbillonnaient les couples, le prince conduisit sa femme vers son appartement. Il la fit entrer dans son cabinet de travail, l’installa dans un fauteuil près de la fenêtre, sonna Miklos pour faire apporter du thé… Le calme revenait de plus en plus dans Myrtô, sous l’influence de cette affectueuse sollicitude, dans l’atmosphère tranquille de cette pièce immense meublée avec une somptuosité artistique et sévère, et ornée à profusion de fleurs admirables. Au-dessus du bureau de son mari, elle voyait le dernier tableau dû au pinceau de Christos Elyanni, celui qui le représentait avec sa femme et sa fille. D’accord avec Myrtô, le prince l’avait fait placer dans cette pièce où il se tiendrait souvent avec sa femme.

De cette façon, puisque je n’ai pas eu le bonheur de connaître vos chers parents, je les aurai souvent sous les yeux, ainsi que vous, ma petite Myrtô, avait-il dit à sa fiancée.

Comme ils auraient été heureux du bonheur de leur enfant ! Ce matin, Myrtô avait éprouvé une impression de tristesse en songeant à leur absence… Et maintenant encore, une larme brillait dans les yeux qui s’attachaient sur le tableau…

Mais une main saisit la sienne, une voix chaude, la chère voix qu’elle avait cru tout à l’heure ne plus entendre, murmura à son oreille :

Ne pleurez pas, ma femme aimée, car aujourd’hui, ils sont heureux de notre bonheur, ils vous bénissent… ils nous bénissent, ma chère petite Myrtô.

Elle leva vers lui son regard rayonnant, où se reflétait si bien toujours l’âme pure, vaillante et tendre de Myrtô, et il murmura :

J’aime vos yeux, Myrtô !… Vous rappelez-vous que notre petit Karoly disait ainsi ?… Lui aussi avait été pris à la lumière de ces grands yeux…

Miklos entra, apportant le thé, il annonça que le garde Dulby était prêt à rendre compte de sa mission.

Déjà ! À la bonne heure !… Fais-le entrer, Miklos.

Le garde apparut, couvert de poussière, et s’avança de quelques pas au milieu de la pièce.

Eh bien ! c’est fait, Dulby ?

Oui, Votre Excellence, elle est arrêtée. Mais elle était armée et a tiré un coup de revolver sur Mihacz qui est assez grièvement blessé, je le crains.

Oh ! pauvre garçon ! s’écria Myrtô. Arpad, nous allons le voir ?

Pas vous, Myrtô, c’est assez d’émotions pour aujourd’hui. Restez bien tranquille ici, je reviens dans un moment, après avoir su ce que pense le docteur de cette blessure.

Dans la grande pièce où flottait un parfum léger elle demeura seule, et, fermant les yeux, elle essaya de revoir avec calme les affres par lesquelles elle venait de passer. Dieu l’avait exaucée, elle avait souffert une brève mais douloureuse agonie, et lui, son mari, lui dont elle avait dit un jour : “Son bonheur est mon bonheur”, avait été épargné par la miséricorde divine.

Un hymne de reconnaissance s’élevait de l’âme de Myrtô, où le calme était revenu complet maintenant. Un peu penchée, les mains jointes, elle priait pour “lui”, pour le pauvre homme frappé en accomplissant son devoir, pour la malheureuse criminelle qui l’avait tant fait souffrir…

Le prince Milcza entra en disant d’un ton joyeux :

Allons, il n’y a rien de grave, rien absolument. Ce brave Mihacz sera sur pied dans quelques jours, et il y gagnera une augmentation de traitement qui sera fort bien accueillie par sa nombreuse famille.

Il s’assit près de sa femme et la baisa au front en disant avec émotion :

Chassez maintenant tous ces vilains nuages qui ont tenté d’assombrir le premier jour de notre union, ma Myrtô. Vous continuerez à être pour moi la chère, la radieuse fée aux fleurs… car c’est par l’influence de vos vertus que le repentir, la foi et la charité, ces fleurs célestes, se sont épanouis dans l’âme autrefois révoltée et endurcie, dans la pauvre âme malade du prince Milcza.

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