Chapitre XI

Chapitre XI

Les terreurs de Thylda ne se trouvèrent heureusement pas fondées. Le docteur Hedaï ne découvrit aucun symptôme inquiétant, Myrtô n’avait qu’une fièvre nerveuse, due à la fatigue et aux émotions de ces quelques jours.

Katalia arriva aussitôt et apprit à la malade que Son Excellence l’avait fait appeler, et lui avait donné l’ordre d’abandonner toutes occupations afin de s’occuper exclusivement à soigner la jeune fille… Et elle s’y employa aussitôt avec un zèle, un empressement discret et respectueux qui témoignaient de l’étendue et de la sévère précision des instructions princières. Jusqu’ici la femme de charge, bien que toujours correcte, avait paru, de même que toute la domesticité, d’ailleurs, considérer Myrtô comme une quantité assez négligeable. Mais cette brève entrevue avec son maître semblait avoir complètement modifié sur ce point les idées de Katalia.

Pendant les huit jours que Myrtô demeura au lit ou à la chambre, le docteur vint la voir matin et soir. Au bout de trois jours, se sentant légèrement mieux, elle lui dit :

Vraiment, docteur, il est bien inutile de vous déranger ainsi ! Je ne suis pas malade au point que vous veniez deux fois par jour…

Ordre du prince Milcza, Mademoiselle ! répondit le vieux médecin. Et en sortant d’ici, je dois aller chaque fois lui donner de vos nouvelles… Franchement, il ne peut pas faire moins pour celle qui a risqué si gros près de son fils.

Comme vous exagérez, docteur ! dit-elle en prenant un petit air fâché.

C’est bon, c’est bon, je sais très bien ce que je dis, Mademoiselle Myrtô !… Et, fort heureusement, le prince Milcza n’est pas homme à oublier ce qu’il doit.

La comtesse Zolanyi et Terka, une fois bien certaines qu’il n’y avait rien à craindre de la terrible maladie, montèrent plusieurs fois pour voir Myrtô et passer près d’elle quelques instants. Renat et Mitzi voulurent aussi les accompagner, mais Irène s’en abstint, prétextant qu’elle n’était pas sûre du tout qu’il n’y eût encore de danger de contagion, en réalité peu soucieuse de donner un témoignage de sympathie à cette cousine dont elle jalousait la beauté et le charme irrésistible, et qui venait, par son dévouement au chevet du petit prince, d’acquérir une auréole de plus.

Le Père Joaldy vint aussi visiter la malade. Il lui apporta un jour un écrin de cuir blanc, et, quand il l’eut ouvert, Myrtô vit l’admirable petite statue de la vierge qui se trouvait dans la chambre de Karoly.

Le prince Milcza voudrait que vous l’acceptiez en souvenir de son fils, expliqua l’aumônier.

Oh ! j’en serai bien heureuse !… Vous remercierez le prince pour moi, mon Père, dit Myrtô avec émotion.

Et maintenant, chaque fois que son regard rencontrait la statue d’ivoire, elle avait un souvenir pour l’enfant et une prière pour le père.

Un peu de résignation était-elle enfin descendue en cette âme déchirée et révoltée ?… Myrtô se le demandait avec angoisse. Mais elle ne pouvait être renseignée, la comtesse n’ayant pas revu son fils depuis le jour des funérailles et le Père Joaldy n’ayant pu provoquer la moindre confidence lorsqu’il avait reçu la visite du prince, le jour où celui-ci lui avait remise la statue. Myrtô savait seulement qu’il montrait à tous un visage impassible et glacé, qu’il s’enfermait de longues heures dans son cabinet de travail, mangeait à peine et faisait, dans le parc, de fantastiques et effrayantes courses à cheval.

Cherchait-il donc encore la mort ? pensait Myrtô avec effroi.

Elle attendait avec une secrète impatience le moment où il lui serait permis de reprendre sa vie normale. Peut-être, alors, pourrait-elle le rencontrer et deviner ce qui se passait en cette âme.

Mais son espoir fut déçu. Dans le château, dans les jardins, dans le parc, le prince Milcza demeurait invisible.

Il va finir par devenir fou ! murmurait Terka en secouant la tête.

Mais enfin, dit un jour Myrtô emportée par sa franchise, ne pourriez-vous pas essayer, bien discrètement, bien doucement, de l’enlever à sa solitude ?

Terka et Irène demeurèrent, un moment, muettes de stupeur.

Vous dites ?… fit enfin l’aînée. Ma pauvre Myrtô, votre cerveau est-il aussi un peu dérangé ?… Car je ne puis admettre que vous ne connaissiez pas encore le prince Milcza, et que vous ne sachiez d’avance l’accueil qui serait fait à pareille audace.

Parce que vous ne l’aimez pas assez… parce qu’il sait bien que vous avez peur de lui, dit résolument Myrtô. Mais si vous osiez… s’il voyait en vous l’ardent désir de le consoler, de l’aider dans sa peine…

Oh ! oh ! interrompit Irène avec un léger ricanement, vous faites l’intrépide, parce qu’il lui a plu d’oublier, sur la prière de son fils, les audaces de langage auxquelles vous vous êtes laissée aller certain jour. Mais pareille chose ne se renouvellerait pas impunément, croyez-le… Et nous-mêmes, ses sœurs, serions bien reçues si nous nous avisions de chercher à changer son humeur solitaire !

Franchement, Myrtô, à notre place, l’essaieriez-vous ? demanda Terka.

Oui, oh ! oui ! Il me serait impossible de sentir mon frère souffrir tout près de moi sans essayer de le consoler, de le guérir… oui, même au risque de l’irriter et de lui déplaire !

Irène jeta un coup d’œil malveillant sur le beau visage rayonnant d’une secrète et charitable ardeur, et dit d’un ton railleur en levant légèrement les épaules :

Vous êtres vraiment tout à fait enfant, Myrtô, et vous avez des idées très exaltées. Pour un peu, vous nous demanderiez de convertir le prince Milcza !

Mais ce ne serait que votre devoir de l’essayer, répliqua froidement Myrtô.

Et laissant sa cousine à la stupeur occasionnée par cette parole, elle sortit du salon où avait lieu cette conversation.

Cette après-midi-là, elle voulait aller voir un petit enfant malade aux environs de Voraczy. L’épidémie était en complète décroissance, la comtesse et ses enfants reprenaient peu à peu leurs relations, et Myrtô ses visites de charité. Le Père Joaldy lui indiquait seulement les demeures où le fléau n’avait pas passé, afin qu’elle ne risquât pas de rapporter au château quelque germe funeste.

Après avoir porté ses consolations, ses conseils et une aumône, bien légère, hélas ! dans le misérable logis, elle revint lentement à travers le parc. Bientôt, un peu lasse, car ses forces n’étaient pas complètement revenues, elle s’assit près d’un petit étang, devant lequel d’énormes hêtres, récemment abattus, formaient comme une haute barricade.

En cherchant son mouchoir pour essuyer quelques gouttes de sueur que la chaleur faisait perler à ses tempes, elle rencontra sous sa main un porte-monnaie de cuir souple… Depuis quelque temps, elle l’emportait toujours, dans l’espoir de pouvoir s’expliquer enfin à ce sujet avec le prince Milcza. L’incident relatif à Miklos et plus tard le pénible événement dont Voraczy avait été le théâtre, étaient venus retarder cette explication qui était cependant indispensable.

Mais quand le reverrait-elle, puisqu’il semblait s’enfoncer plus que jamais dans sa solitude farouche ?

Pensive, elle laissait son regard errer sur le petit étang moiré par le soleil de grandes plaques étincelantes. Nul bruit, dans cette partie reculée du parc, que des gazouillis d’oiseaux ou le plongeon d’une grenouille.

Si, cependant, voici qu’un galop de cheval se faisait entendre… Un cavalier apparut hors des futaies qui entouraient l’étang. Avant que Myrtô eût pu seulement faire un mouvement le cheval s’enlevait d’un bond superbe au-dessus de l’étang et des arbres renversés et retombait, les jambes raidies et frémissantes, à quelques pas de la jeune fille.

Elle se dressa debout avec un cri d’effroi. Le cavalier eut une exclamation, et, sautant légèrement à terre, s’avança vivement vers elle.

Myrtô, je vous ai fait peur ?… Je ne vous avais pas vue, vous étiez cachée par ces arbres…

Il se penchait en attachant sur elle son regard inquiet.

C’est tellement effrayant ce que vous faites là ! dit-elle en essayant de comprimer le tremblement de sa voix. On croirait vraiment que… que vous cherchez un accident, acheva-t-elle dans un murmure.

Il lui saisit la main.

Myrtô, qu’avez-vous pensé là ?… Oh ! non, non ! J’ai toujours aimé et pratiqué ce genre d’exercices, en vrai Magyar que je suis. Maintenant, j’essaye de tromper ainsi les regrets qui me torturent, je me grise d’air et de vitesse… Mais je suis désolé de vous avoir effrayée !

Oh ! vous le voyez, c’est passé ! dit-elle avec un léger sourire.

Elle étendit la main et caressa les naseaux de l’alezan qui avançait sa belle tête fine.

Abdul vous demande pardon, comme son maître, Myrtô… Mais dites-moi donc comment vous vous trouvez, maintenant ? J’ai bien eu de vos nouvelles régulières par le docteur, mais je ne suis pas fâché de juger par moi-même… Vous me direz que j’aurais pu le faire plus tôt ? Je dois vous avouer que j’ai été en proie à une forte crise de misanthropie.

Il passa la main sur son front où se creusaient des plis profonds.

Myrtô murmura avec émotion :

Il ne fallait pas y céder… il fallait venir près de votre mère, de vos sœurs…

Oui, je l’aurais dû… Mais j’ai parfois de si terribles moments que mon énergie morale s’en trouve considérablement ébranlée. Cependant, j’avais l’intention de me rendre un de ces jours chez ma mère, à l’heure du thé.

Aujourd’hui ? dit timidement Myrtô.

Il eut une sorte de vague sourire, qu’elle lui avait vu parfois vis-à-vis de Karoly.

Aujourd’hui, soit… Mais êtes-vous donc comme moi, Myrtô, aimez-vous les promenades solitaires ? Comment ne vous trouvez-vous pas avec mes sœurs ?

J’ai été voir une pauvre famille, à l’entré du village de Selzi.

Et Terka ou Irène ne vous accompagnent jamais dans ces visites charitables, naturellement ? dit-il avec ironie.

Mais elles ont leurs pauvres à qui elles distribuent des aumônes chaque semaine ! protesta vivement Myrtô.

Une lueur sarcastique passa dans le regard du prince.

Oui, quelques pauvres choisis, de ceux dont la misère n’offense pas trop les regards… Oh ! je connais la charité mondaine ! Je l’ai vue de près, j’ai pu l’étudier… L’autre, la vraie, ce doit être la vôtre… Vous êtes certainement très aimée des malheureux, Myrtô ?

Mais je pense qu’ils ne me détestent pas, répondit-elle avec un sourire. Quant à moi, je les ai en grande affection, et mon seul regret est de ne pouvoir soulager toutes leurs misères, si affreuses parfois.

Oui, vous êtes pour eux un rayon de lumière… pour tous les malheureux, murmura-t-il d’un ton indéfinissable.

Il se détourna légèrement, jeta un coup d’œil sur le soleil qui s’abaissait à l’horizon et demanda :

Retournez-vous maintenant au château, Myrtô ?

Oui, il est grand temps, je crois.

Voulez-vous accepter ma compagnie et celle d’Abdul ?

Volontiers… d’autant plus que j’ai à vous parler.

Je suis à votre disposition, dit-il en prenant la bride de son cheval.

Ils s’engagèrent dans le large chemin ménagé à travers les futaies magnifiques de cette partie du parc. Au bout de quelques instants, le prince demanda :

De quoi s’agit-il, Myrtô ?

Elle s’expliqua alors, en quelques phrases claires, elle lui répéta ce qu’elle avait dit autrefois à la comtesse Zolanyi…

Il s’arrêta brusquement, les traits contractés, et saisit le porte-monnaie que lui tendait la main de la jeune fille.

Oh ! pardon ! dit-il d’une voix un peu étouffée. De l’argent, à vous !… à vous qui avez prodigué à mon fils votre affection votre dévouement inappréciable !… Myrtô, pardonnez-moi ! Je vous ai péniblement froissée, n’est-ce pas ?

Un peu, sur le moment, dit-elle avec franchise. Mais j’ai réfléchi ensuite que vous ne pouviez avoir l’intention de me blesser.

Il détourna un peu la tête et se remit en marche. Un long moment, ils s’avancèrent ainsi en silence… Le prince dit enfin, d’un ton bas où passait une intonation de prière :

Me pardonnerez-vous, Myrtô ?

Oh ! n’en doutez pas, je vous en prie ! répondit-elle vivement.

Merci, Myrtô… Et si je vous demandais de distribuer cet argent à vos pauvres, l’accepteriez-vous ?

Pour eux, oui, avec bonheur ! Je le leur donnerai en votre nom, mon cousin, et ils prieront pour vous ! dit-elle, les yeux brillants de joie.

De nouveau, ils se remirent en marche, en silence. Le regard du prince, moins sombre qu’à l’ordinaire, se perdait dans la profondeur des futaies, rayées de lumière par les rayons de soleil qui réussissaient à percer l’épaisse voûte de feuillage.

Près du château, il appela un domestique et lui remit son cheval. Puis il s’inclina devant Myrtô en disant :

Je vais changer de vêtements, et je me rendrai chez ma mère. Vous pouvez l’en prévenir, Myrtô.

La jeune fille, après avoir quitté sa robe de promenade, descendit chez la comtesse. Quand elle eut annoncé la visite du prince, elle vit soudain les mines s’allonger, Renat abandonna la partie qu’il faisait sur le tapis avec le petit chien de sa mère, Terka s’empressa de vérifier la parfaite correction de la table à thé, et Irène, sur une observation de la comtesse, essaya d’atténuer l’excentricité assez marquée de sa coiffure.

C’est encore heureux qu’il ne nous tombe pas sur le dos, comme il en a coutume, fit-elle observer. Heureusement que vous l’avez rencontré, et qu’il a daigné vous communiquer son intention.

Alors vous êtes revenue avec lui, Myrtô ? dit la comtesse. Et il ne paraissait pas trop sombre, trop renfermé ?

Non, réellement, ma cousine. Mais comme on sent en lui une souffrance immense !

Eh bien, c’était le moment de tenter cet apostolat que vous nous prêchez si bien ! dit ironiquement Irène. Puisque vous le plaignez tant, vous…

Elle s’interrompit en entendant sur la terrasse un pas bien connu… Et, tant que dura la visite du prince Milcza, elle ouvrit à peine la bouche, gardant un air calme et presque timide qui contrastait avec sa vivacité habituelle et son allure décidée. Irène, la plus frondeuse de la famille, se montrait vis-à-vis de son frère aîné la plus souple, la plus humblement déférente… Et Myrtô se demandait si c’était pour ce motif que le prince Milcza semblait lui témoigner une sorte d’antipathie.

À partir de ce jour, il vint presque chaque après-midi chez sa mère, à l’heure du thé. Il causait fort peu, mais en revanche paraissait fort apprécier la lecture que sa cousine faisait généralement à la comtesse. La voix pure, si profondément harmonieuse de Myrtô, sa diction remarquable, donnaient un charme de plus aux œuvres lues par la jeune fille.

Je vous écouterais jusqu’à ce soir, Myrtô, dit-il un jour. Mais je crains que nous abusions de vous. Désormais, vous ne lirez plus si longtemps.

Elle sentait en lui un changement indéfinissable. Froid et taciturne toujours, indifférent pour ses sœurs et pour Renat au point de paraître parfois ignorer leur présence, simplement correct vis-à-vis de Myrtô, il mettait cependant, en s’adressant à elle, un peu de douceur dans son regard et dans sa voix… Et elle avait à certains moments l’impression d’être de sa part l’objet d’un intérêt particulier, d’une sorte de grave sollicitude, qui était peut-être chez lui une marque de reconnaissance qu’il lui gardait.

Chez la comtesse et ses enfants, l’inquiétude grandissait chaque jour en voyant l’approche de l’hiver. Le prince Milcza ne faisait pas allusion au séjour habituel de sa mère à Vienne. Il semblait s’accoutumer définitivement à cette visite de l’après-midi dans le salon de la comtesse, et celle-ci, aussi bien que ses filles, voyait avec effroi la perspective d’un hiver à Voraczy.

En les entendant se lamenter sur ce sujet, Myrtô avait peine à retenir les paroles indignées qui lui montaient aux lèvres. N’auraient-elles pas dû se trouver assez heureuses de le voir peu à peu se reprendre à la vie ? N’auraient-elles pas dû êtres prêtes à sacrifier leurs plaisirs futiles à cet être si cruellement frappé, qu’un peu d’affection discrète eût peut-être touché peu à peu ?

Moi, j’aimerais mieux demeurer à Voraczy, disait Renat. Nous y resterons tous les deux, voulez-vous, Myrtô ?

Tous les trois, ajoutait Mitzi en appuyant sa tête blonde sur le bras de sa cousine.

Le charme de Myrtô agissait sur les deux enfants, ils s’attachaient de plus en plus à elle, et l’impétueux Renat lui obéissait mieux qu’à tout autre.

Une après-midi que la comtesse et ses filles aînées s’étaient rendues dans un domaine voisin, Myrtô emmena les enfants assez loin, dans la campagne, laissant Fräulein Rosa à sa correspondance. La jeune fille et ses petits compagnons, après avoir marché quelque temps, s’arrêtèrent au bord d’une petite rivière. Les gardes du prince Milcza n’avaient pas passé par ici, les berges étaient couvertes de fleurs d’arrière-saison… Tandis que Myrtô s’asseyait sur un tronc d’arbre couché à terre et prenait son ouvrage, les enfants s’occupèrent à faire une ample cueillette qu’ils vinrent déposer aux pieds de leur cousine.

À quoi vous serviront toutes ces pauvres fleurs, mes petits ? fit-elle observer. Il ne peut être question de les rapporter au château…

Oh ! non ! dit Mitzi avec effroi. Le prince Milcza s’est tellement fâché contre Terka, il y a deux ans, un jour quelle avait oublié à son corsage une rose donnée chez les Boldy !

C’est dommage, elles sont si belles ! dit Renat d’un ton de regret. Tiens, une idée, Mitzi, nous allons en faire une parure pour Myrtô ! Elle sera la fée aux fleurs.

Mitzi battit des mains, et Myrtô se prêta complaisamment à la fantaisie des enfants… Bientôt, elle se trouva littéralement couverte de fleurs.

J’ai vu dans le bois à côté de grandes clochettes roses très jolies, dit Renat. Viens, nous allons en chercher, Mitzi.

Ne vous éloignez pas, recommanda Myrtô, et revenez aussitôt que je vous appellerai.

Ils partirent en courant, et Myrtô se remit à son travail interrompu par les enfants.

Un pâle soleil de fin d’automne enveloppait la jeune fille. À travers les fleurs légères qui les parsemaient, ses cheveux prenaient des reflets d’or foncé. Une frange de fleurettes aux tons mauves tombait sur son front, jetant un peu d’ombre sur ses prunelles baissées, voilées de leurs longs cils dorés.

Son aiguillée étant terminée, elle leva la tête pour chercher son fil que les enfants avaient sans doute fait tomber dans l’herbe. Mais une exclamation d’effroi s’étouffa dans sa gorge…

Presque en face d’elle, appuyé au tronc d’un des arbres du petit bois, se tenait le prince Milcza. Il était très pâle — presque aussi pâle que Myrtô l’avait vu au moment de l’agonie de son fils — et ses traits se crispaient un peu…

Myrtô, d’un geste presque inconscient, porta la main à sa chevelure pour enlever les fleurs, pour les jeter à terre… Mais il étendit la main en disant d’une voix étrangement changée :

Non, laissez cela, je vous en prie !

En quelques pas, il se trouvait près d’elle. Elle balbutia en baissant les yeux :

Pardonnez-moi… les enfants se sont amusés…

Mais que voulez-vous que je vous pardonne, ma pauvre Myrtô ? Vous n’avez rien fait de mal, c’est moi qui ai été jusqu’ici un affreux égoïste… car je me doute que vous aimez les fleurs ?

Oui, beaucoup. Je tiens ce goût de ma mère, qui ne pouvait vivre sans en être entourée.

En ce cas, vous en avez été bien privée ici… Moi aussi, je les aimais passionnément, autrefois…

Il passa la main sur son front et murmura avec une amertume qui fit un peu tressaillir Myrtô :

Mon tort a été de les envelopper toutes dans la même réprobation. Je n’ai pas voulu réfléchir que s’il existe des fleurs mauvaises, empoisonnées, d’autres sont bonnes, très bonnes, et quelques-unes exquises. Je l’ai compris enfin un jour… et bien qu’il me soit interdit de cueillir celle dont le délicat parfum m’a fait enfin revenir sur mon injuste prévention, je ne vous empêche pas de vous en parer, Myrtô, car les fleurs sont l’ornement naturel des jeunes filles.

Il essayait de parler avec calme, mais Myrtô, surprise, sentait vibrer en lui une émotion intense — un peu douloureuse, semblait-il.

Il se pencha pour ramasser l’ouvrage que la jeune fille, dans son saisissement, avait laissé glisser à terre, et s’éloigna avec une sorte de hâte.

Quand les enfants revinrent, ils trouvèrent Myrtô inactive, non encore remise de son émotion.

Elle rangea son ouvrage, et reprit aussitôt avec eux le chemin du château.

Le prince Milcza arriva fort en retard pour le thé. Il s’excusa d’un air distrait, et, à peine assis près de la comtesse, demanda tranquillement, comme s’il eût continué une conversation commencée le matin :

Je crois, ma mère, que vous devez songer à votre habituel séjour à Vienne ?

La comtesse, un instant saisie, balbutia enfin :

Oui, nous y pensions… mais à cause de vous, Arpad… si notre présence ici vous est agréable…

Vous n’en doutez pas, je l’espère ? dit-il avec une froide courtoisie. Mais je ne prétends rien changer à vos habitudes ni vous imposer un hiver à Voraczy.

Nous le ferons volontiers pour vous, Arpad ! dit-elle avec un élan sincère.

Je vous remercie, répondit-il avec la même froideur, mais je n’accepte pas ce sacrifice. Je suis d’ailleurs destiné à la solitude, elle est et elle restera le lot de ma vie.

Sous sa tranquillité hautaine, Myrtô crut sentir une amertume immense, une sorte de désespérance.

Le cœur serré, elle songea qu’il allait retomber dans sa misanthropie farouche, et une indignation monta en elle à la vue de l’éclair joyeux qui passait dans les yeux d’Irène, de la satisfaction contenue dont témoignait la physionomie de Terka… Oh ! non, elle n’eût pas agi ainsi envers son frère, quand même celui-ci aurait été aussi froid, aussi peu affectueux que le prince Milcza. Elle lui aurait dit : “Vous souffrez, les regrets vous accablent… je ne vous quitterai pas, Arpad. Que m’importent les fêtes, les distractions mondaines, pourvu que je puisse, ne fût-ce que quelques instants chaque jour, écarter les nuages de votre front !

Mais, hélas ! elle n’était pas sa sœur, et les jeunes comtesses ne tiendraient jamais ce langage au prince Milcza !

Myrtô ne s’était probablement pas trompée en croyant deviner en lui une recrudescence de souffrance morale, car il sembla, à dater de ce jour, repris de son amour de complète solitude. Il ne reparut plus chez sa mère, on ne le rencontra plus dans le parc. En revanche, il s’adonnait passionnément à la musique, et Myrtô, en traversant les jardins, entendait parfois les sons du piano ou de l’orgue.

Les préparatifs du départ se faisaient lentement, la comtesse ne voulant pas montrer trop de hâte de s’éloigner de son fils. D’ailleurs, nonobstant son désir de retrouver sa vie mondaine des hivers précédents, elle ne témoignait de ce départ qu’une satisfaction modérée, ainsi qu’elle le confia un jour à Myrtô.

Je suis inquiète pour Arpad, je crains qu’il ne tourne tout à fait aux idées noires.

Que ne restez-vous, ma cousine ? répondit simplement Myrtô.

Rester ?… après qu’il m’a fait comprendre son désir d’être seul !…

Oh ! pensez-vous qu’il ait voulu dire cela ?

Je n’en ai aucun doute. Par courtoisie, il n’a pu me le dire explicitement, mais je le connais assez pour comprendre ce qui se cache sous ses paroles correctes.

La veille du jour fixé pour le départ, Myrtô, malgré le temps brumeux et froid, s’en alla jusqu’à la demeure de l’ispan Buhocz, pour dire adieu à Miklos. Elle venait parfois le voir, et c’était un rayon de lumière dans la vie de l’enfant, peu heureux au logis familial, son père ne lui ayant pas pardonné d’avoir été chassé, et ses frères plus âgés en faisant leur souffre-douleur.

Myrtô le trouva en pleurs, et la nouvelle du départ de la jeune fille augmenta encore son chagrin.

Maintenant, je serai malheureux toujours, puisque vous ne serez plus là pour me consoler quelquefois ! dit-il en sanglotant. Oh ! Mademoiselle Myrtô, si je pouvais avoir seulement une petite place au château !… Mon père ne dirait plus alors que je ne suis qu’un bon à rien, il ne me reprocherait plus le pain que je mange !

Une place ?… À qui la demander ? Si Myrtô avait pu voir le prince Arpad, elle aurait tenté de l’intéresser au sort de Miklos. Ne lui avait-il pas dit qu’elle pouvait tout lui demander ?… Mais il demeurait invisible, elle ne le verrait évidemment pas avant le départ. Il ne lui restait que la ressource de prier le Père Joaldy d’intercéder pour Miklos.

Ayant embrassé l’enfant en lui demandant de lui écrire, elle s’éloigna, le cœur serré à la pensée de quitter ces êtres à qui elle s’était intéressée de toute l’ardeur de son âme charitable, et ce Voraczy qui lui était devenu, depuis ces quelques mois, singulièrement cher.

Comme tout était triste, aujourd’hui ! Ce ciel embrumé, ce parc dépouillé de son feuillage, ces jardins préparés pour l’hiver… oui, tout parlait de mélancolie, de regret, de souffrance…

Myrtô, la courageuse Myrtô ressentait aujourd’hui les effets de cette tristesse ambiante, car des larmes, peu à peu, remplissaient ses grands yeux.

Elle gravit lentement les degrés du perron, et entra dans le vestibule. Elle s’arrêta une seconde sur le seuil. Le prince Milcza se tenait debout, les bras croisés, devant une des magnifiques tapisseries qui ornaient les murailles. Près de lui, un homme correctement vêtu de noir parlait d’un ton bas, plein de déférence.

Myrtô s’avança de son pas léger, dans l’intention de passer sans déranger le prince. Mais il se détourna et l’aperçut.

Bonjour, Myrtô… Vous me voyez occupé à examiner cette tapisserie qui a subi, je ne sais comment, une petite détérioration…

Tout en parlant, il posait son regard à la fois triste et froid sur la physionomie de Myrtô. Vit-il les larmes encore brillantes dans les yeux de la jeune fille ? Toujours est-il qu’une émotion brève mais intense traversa son regard.

Je vous ferai savoir tout à l’heure ma décision au sujet de cet arrangement, dit-il en s’adressant au personnage vêtu de noir, qui s’inclina profondément et disparut.

Le prince fit quelques pas vers l’escalier, puis s’arrêta tout à coup en demandant d’une voix légèrement frémissante :

Pourquoi avez-vous pleuré, Myrtô ?

Elle inclina un peu la tête en répondant :

Je pense que c’est la tristesse de ce jour gris… et aussi la pensée de quitter Voraczy.

Vous aimez ce domaine ?

Oui, beaucoup !… Et il y a tant de bien à faire partout !

Il détourna la tête, et elle ne vit pas la lueur douloureuse de son regard.

À ce propos, mon cousin, j’aurais quelque chose à vous demander…

Quoi donc ? dit-il vivement.

Il s’agit de Miklos. Depuis que vous l’avez renvoyé, l’enfant est maltraité chez lui, je l’ai encore trouvé tout en larmes tout à l’heure… S’il y avait une petite place pour lui ici, ne voudriez-vous pas la lui donner ?

Quand il n’y en a pas, on en crée, Myrtô. Oui, je penserai à votre protégé, je vous le promets.

Je vous remercie ! dit-elle d’un ton joyeux. Vous êtes très bon, mon cousin.

Moi ? dit-il d’un ton amer. Près d’un cœur élevé et véritablement chrétien, j’aurais pu le devenir. Mais je me suis heurté à la perversité, à la vanité misérable, et je me suis fait un rempart inaccessible à la pitié.

Mais vous voyez que non, puisque vous voulez bien vous occuper de Miklos ! dit-elle d’un ton de protestation émue.

Il murmura avec une sorte de ferveur :

C’est vous qui êtes bonne… si bonne que les plus impitoyables sont vaincus par votre charité… Myrtô, soyez bénie pour le bien que vous m’avez fait et… priez pour moi.

Il se détourna brusquement et s’éloigna d’un pas rapide, laissant Myrtô toute saisie.

Elle ne le revit pas avant le départ. Ce même soir, il avait été faire ses adieux à sa mère et à ses sœurs dans l’appartement de la comtesse, et il ne parut pas le lendemain matin lorsque les voyageurs quittèrent Voraczy.

De la voiture qui l’emportait vers la gare, Myrtô put, quelque temps, apercevoir la magnifique résidence, entourée de ses futaies séculaires, surmontée de la bannière blanche et verte qui annonçait la présence du maître… Et une tristesse profonde descendit dans son âme, à la pensée de cette autre âme qu’elle avait devinée élevée et ardente, et qui allait demeurer seule avec ses regrets, et ses douloureux souvenirs, sans la réconfortante lumière de la foi.

Mon Dieu, donnez-moi de souffrir, s’il le faut, afin que vous lui accordiez ce don sans lequel il ne peut être sauvé ! dit-elle intérieurement, dans un élan de tout son jeune cœur fervent.



À suivre...


0 commentaires:

Enregistrer un commentaire