Chapitre XIV

Chapitre XIV

La cadette des jeunes comtesses devait se trouver bientôt, dans tout Voraczy, la seule qui ne cédât pas au charme de Myrtô — ceci, grâce à un incident qui eût pu avoir les suites les plus graves.

Quelques jours après l’arrivée du prince Milcza, Terka, sa cousine et Mitzi revenaient d’une promenade dans le parc, lorsque, d’un sentier transversal, surgit un homme hirsute et en haillons qui s’élança sur Terka, un couteau à la main. C’était un fou furieux qui avait réussi à déjouer la surveillance des gardes de Voraczy et s’était glissé dans le parc.

Mais avant qu’il eût pu toucher Terka, Myrtô était devant sa cousine, et ce fut elle qui reçut la lame dans le bras.

Un garde, qui se trouvait à la poursuite du malheureux, arriva heureusement à cet instant et le blessa d’un coup de revolver. Myrtô, soutenue par Terka et par lui, put rentrer au château, mais, dans le vestibule, elle s’évanouit d’émotion et de faiblesse.

Le prince et sa mère accoururent immédiatement, le docteur Hedaï fut appelé… Heureusement, la blessure n’avait pas de gravité. La physionomie angoissée du prince Arpad se détendit un peu à cette déclaration du médecin, et il baisa la main de sa cousine en murmurant :

Vous voulez donc, Myrtô, que nous vous soyons tous redevables ?

La comtesse Gisèle avait ardemment remercié sa jeune parente, et Terka, dont le cœur était bon et très capable d’affection, n’avait su de quelle façon lui témoigner sa reconnaissance.

Myrtô devenait de plus en plus, à Voraczy, une personne d’importance, sans que sa simplicité, sa ravissante modestie en fussent altérées. Il n’était plus question pour elle de remplacer Fräulein Rosa, la prince Arpad s’était catégoriquement prononcé sur ce sujet, un jour qu’elle se trouvait seule avec sa mère et lui.

J’autorise encore, pour vous faire plaisir, les leçons de violon, et aussi, si vous le voulez, la lecture à ma mère. Mais quant au reste, je m’y refuse absolument, et ma mère s’est trouvée tout à fait de mon avis.

Oui, mon enfant, j’ai résolu de vous considérer comme une quatrième fille, ajouta la comtesse en pressant affectueusement les mains de Myrtô.

Vous êtes trop bonne ! dit la jeune fille avec émotion. Mais comment accepter de tout vous devoir ainsi ?…

Vous êtes une petite orgueilleuse, Myrtô, dit le prince avec une douce ironie. Vous savez fort bien que vous faites partie de la famille, que vous nous êtes très chère, et que nous vous sommes infiniment redevables… Allons, laissons ce sujet. Voici Terka déjà toute prête, et qui ouvre de grands yeux en se demandant ce que nous avons à causer ainsi au lieu d’aller revêtir notre tenue de cheval.

Car Myrtô apprenait l’équitation, avec son cousin comme professeur. Très souple, très adroite, elle avait fait de rapides progrès, et maintenant elle pouvait accompagner le prince et ses sœurs dans leurs promenades.

Elle était la plus délicieuse amazone qui se pût rêver, et lorsqu’elle paraissait sur le perron du château, sa taille admirable dessinée par la robe de drap noir que lui avait offerte la comtesse, le petit chapeau à longue plume posé sur sa chevelure aux reflets superbes, Irène avait peine à éteindre la lueur furieuse de son regard. Mais il lui fallait se contenir en présence de son frère, car ayant surpris deux ou trois fois la manière acerbe et malveillante dont elle usait envers sa cousine, le prince Milcza l’avait reprise avec une si cinglante dureté, qu’elle en gardait encore une cuisante blessure d’amour-propre. Son animosité envers Myrtô s’en était accrue d’autant, mais elle la dissimulait — ou du moins croyait le faire, car, pour le pénétrant coup d’œil du prince, bien des choses ne passaient pas inaperçues.

Les domaines des environs se peuplaient peu à peu, et, cette fois, le prince Milcza consentait à renouer des relations. Il y avait, à Voraczy, quelques réunions, des promenades étaient organisées… Rien de très mondain, d’ailleurs. Le prince avait nettement déclaré à sa mère qu’il entendait seulement remplir les obligations de son rang, et qu’il ne voulait pas que les inutiles plaisirs du monde prissent une place dans sa vie.

Myrtô était de toutes les réunions, elle avait été présentée partout, et l’admiration dont elle était l’objet aurait grisé une âme moins fermement chrétienne que la sienne. Mais à ces succès flatteurs, elle préférait cent fois ses séances de musique avec Terka et le prince Arpad, ou les promenades à pied, à cheval et en voiture, au long desquelles son cousin et elles causaient sur tous les sujets, se rencontrant dans les mêmes pensées très hautes, vibrant aux mêmes admirations tout toutes les beautés. Le prince Milcza paraissait apprécier infiniment l’esprit délicat de Myrtô, la finesse et la sûreté de ses jugements, la profondeur de son intelligence. Il avait accepté avec empressement de lui donner quelques conseils, au point de vue intellectuel, ainsi qu’elle le lui avait demandé un jour avec sa charmante modestie accoutumée.

Je suis très ignorante de beaucoup de choses, vous avez dû vous en apercevoir, et je ne voudrais pas que votre cousine vous fît honte.

Si je ne vous connaissais si bien, Myrtô, je penserais que vous cherchez un compliment, avait-il répliqué en souriant. Je me mets à votre entière disposition, trop heureux de la confiance que vous voulez bien me témoigner.

Cette confiance en lui, Myrtô l’avait absolue. Elle connaissait maintenant l’élévation de son âme, la délicatesse de son cœur, quelque temps obscurcies par sa douloureuse maladie morale… Elle savait aussi que cette parole prononcée jadis par lui, en ce jour dont le souvenir la faisait encore frissonner : “Vous pouvez tout demander à votre cousin”, n’avait rien d’exagéré.

Tout, même le pardon de Marsa, la nourrice qui avait apporté la mort au petit Karoly. La malheureuse, chassée avec les siens de la demeure due à la générosité du prince Milcza, errait en proie à la misère. Elle était venue supplier la comtesse Zolanyi, mais celle-ci, effrayée, n’avait même pas voulu l’écouter et l’avait fait renvoyer en disant :

Si mon fils la voit, il est capable de faire quelque malheur !

Marsa avait rencontré Myrtô, elle s’était jetée à ses pieds, et la jeune fille, émue, avait promis de parler pour elle. Ce n’était pas cependant sans quelque appréhension qu’elle avait rempli sa promesse. Elle allait réveiller de douloureux souvenirs, se heurter sans doute à un violent ressentiment… Et, de fait, le prince, très pâle, le regard dur, l’avait interrompue aux premiers mots.

Je ne vous refuserai rien, Myrtô, sauf cela !… Sans cette misérable, mon bien-aimé serait encore en vie.

Mais un chrétien doit pardonner, Arpad !… Et songez à la situation de cette pauvre femme, qui se trouvait sans nouvelles de sa mère et de son enfant malade !

Pas cela, Myrtô, pas cela, je vous en prie !… Ne comprenez-vous pas que vous me faites mal ? avait-il répliqué d’un ton altéré.

Elle n’avait pas insisté et s’était contentée de prier… Le lendemain matin, après l’avoir aidée à se mettre en selle pour la promenade à cheval presque quotidienne, il lui avait dit en retenant sa petite main entre les siennes :

J’ai donné des ordres pour que la famille de Marsa réintègre le logis d’autrefois. Vous voilà contente, Myrtô ?

Oh ! Arpad !

Son regard le remerciait mieux que toute les paroles de reconnaissance, et le pli profond que la lutte contre son ressentiment avait creusé au front du prince, s’effaça aussitôt devant la radieuse lumière de ces prunelles veloutées.

Au cours des promenades où il accompagnait ses sœurs et sa cousine, le prince Milcza s’arrêtait parfois à la porte de quelque pauvre demeure. Les enfants s’enfuyaient, effarés, mais revenaient vite à la voix de Myrtô, bien connue de tous. Les plus grands gardaient les chevaux, tandis que les promeneurs pénétraient dans le triste logis. Le prince interrogeait les habitants sur leurs besoins, sur leurs aptitudes, il caressait les petits enfants et montrait une si grande bonté que la crainte excitée par son apparition se dissipait peu à peu, grâce aussi, il faut le dire, à la présence de Myrtô que tous ces malheureux appelaient “notre ange”.

Elle se montrait très confuse des témoignages de gratitude dont elle était l’objet, mais, en revanche, le prince Milcza paraissait prendre plaisir à entendre louer sa cousine. Il y contribuait du reste lui-même en faisant passer une partie de ses aumônes par les mains de Myrtô.

Tenez, Myrtô, vous remettrez ceci à tel, disait-il en entrant dans le salon de sa mère. Si ce n’est pas assez, dites-le-moi… Et j’ai pensé que l’on pourrait donner la petite maison du bord du lac à ce vieillard, qui a l’air si honnête et si résigné. Qu’en dies-vous ?

Rien n’était fait sans son avis, elle avait voix prépondérante sur les décisions de son cousin. Avec le Père Joaldy, et parfois Terka dont l’indifférence se fondait peu à peu au contact de Myrtô, ils discutaient sur la fondation d’écoles ménagères, d’ouvroirs, d’asiles pour les vieillards et les infirmes. Le prince avait tracé lui-même le plan d’un établissement destiné à recueillir les petits enfants abandonnés et qui porterait le nom de son fils.

Le Père Joaldy multipliait les actions de grâces, son regard rayonnait chaque fois qu’en entrant, le dimanche, dans la chapelle pour dire sa messe, il voyait occupé le fauteuil princier si longtemps vide… Et le château tout entier sortait, avec une sorte d’allégresse, de la torpeur où l’avait plongé la misanthropie de son seigneur.

Avec l’été, les réunions se multipliaient. Le prince Milcza avait accepté d’avoir à Voraczy quelques hôtes, entre autres son cousin Mathias Gisza. Le jeune comte était très empressé près de Myrtô, au violent dépit d’Irène, que les malicieuses remarques de ses amies exaspéraient encore.

C’est ridicule de traiter comme l’une de nous cette jeune fille qui est destinée à l’existence la plus modeste, maman ! dit-elle un jour en voyant Myrtô plus jolie que jamais dans une toilette blanche très simple que lui avait offerte la comtesse Gisèle.

Celle-ci regarda sa fille avec surprise.

Comme l’une de nous ?… Tu sais qu’elle-même m’a priée de ne rien lui donner de luxueux et ce n’est pas ma faute si sa beauté pare la plus modeste des toilettes. Quant à une future existence modeste… Irène, je crois qu’elle fera un brillant mariage.

Les lèvres d’Irène se serrèrent nerveusement.

Elle en est capable ! dit-elle entre se dents serrées. Mathias… ou Arpad, peut-être !

Oui, Arpad… murmura la comtesse. Il faut que ce soit elle, cette irrésistible petite charmeuse, pour avoir détruit aussi promptement sa farouche défiance. Il serait heureux avec elle…

Irène bondit.

Comment, vous accepteriez cela, tout simplement ? Cette jeune fille sans le sou, cette enfant d’un artiste raté…

Tu es ridicule, Irène, dit la comtesse d’un ton fâché. Cette jeune fille est une Gisza, son père était de noble race, un peu déchue seulement. Elle est admirablement distinguée, exquise au moral et au physique. Je n’aurai pas une pensée de blâme pour Arpad s’il veut me la donner pour belle-fille.

Tous en admiration devant elle ! dit rageusement Irène. Ah ! elle savait ce qu’elle faisait, l’intrigante, avec ses mines pieuses et modestes, son affectation de dévouement ! Malgré sa précédente expérience, le prince Milcza s’y est laissé prendre encore…

Irène, tu ne dois pas parler ainsi ! s’écria la comtesse d’un ton sévère, bien rare chez elle, Myrtô a préservé la vie de ta sœur au péril de la sienne, elle est pour nous tous dévouée et affectueuse…

Un bruit de pas au dehors l’interrompit. Le prince Milcza entra avec son cousin et demanda en s’asseyant près de sa mère :

Myrtô n’est pas encore descendue ?

Si, elle est dans le salon de musique avec Terka… Les voici.

Arrivez, Mesdemoiselles ! dit gaiement le comte Gisza en faisant quelques pas au-devant des jeunes filles. Le prince Milcza va vous annoncer deux importantes nouvelles…

Oh ! importantes ! dit le prince avec un léger mouvement d’épaules.

Voyez ce dédaigneux ! Que vous fait-il donc, mon cher ?

Bien d’autres choses, je vous assure !… Voyons, je ne veux pas faire languir les curiosités que vous venez d’éveiller, Mathias. Voici les nouvelles… Tout d’abord l’archiduc François-Charles, qui m’honorait autrefois de son amitié et que j’ai retrouvé cet hiver, à Paris, m’informe qu’en gagnant son domaine de Sehancz, dans une quinzaine de jours, il s’arrêtera une journée ici…

Vraiment, Son Altesse veut bien ! s’écria la comtesse Gisèle d’un air ravi.

Seconde nouvelle, continua le prince avec la même tranquillité. Le comte de Lorgues et sa fille seront ici la semaine prochaine.

Ah ! vraiment, dit Irène d’un ton de vive satisfaction. Tout cela va amener du mouvement à Voraczy, vous serez obligé de donner des fêtes, Arpad…

Ne vous réjouissez pas, Irène, interrompit le prince d’un ton railleur. Je donnerai une grande réception en l’honneur de Son Altesse, ceci est à peu près obligatoire, mais ce sera tout, mettez-vous bien cette idée dans la tête. M. de Lorgues trouvera de quoi réjouir son âme d’érudit dans la bibliothèque de Voraczy, Madame de Soliers se contentera de simples petites réunions et de promenades. Je n’ai jamais eu l’idée de rien changer pour eux à nos habitudes.

Vous désolez cette pauvre Irène, Arpad ! dit le comte Mathias avec un sourire malicieux. Il est certain que, dans cet admirable cadre de Voraczy, les grandes fêtes semblent tout indiquées… Qu’en dites-vous, ma cousine ?

Et attirant une chaise à lui, il s’asseyait près de Myrtô.

Les sourcils du prince Milcza eurent un bref froncement, et, avant que la jeune fille eût pu répondre, il dit avec une sorte de sécheresse impérieuse :

Myrtô n’est pas une mondaine, heureusement, elle ne désire que la tranquillité… Du reste, son deuil n’est pas terminé, elle ne pourrait participer à ces grandes réunions que vous paraissez désirer autant qu’Irène, Mathias.

Oh ! pas tant que cela, dit le jeune officier sans s’apercevoir de l’ironie contenue dans le ton de son cousin. Je me trouve fort bien ainsi, du moment où cela vous plaît à tous. Avec ou sans fêtes, Voraczy est pour moi un Éden.

Les lèvres du prince Arpad frémirent un peu, il se détourna pour adresser une observation impatiente à Renat qui entrait… Et, les autres hôtes de Voraczy arrivant pour le thé, la conversation changea de sujet.

On demanda à Myrtô un peu de musique. Le prince Milcza se leva aussitôt en disant qu’il accompagnerait sa cousine. Ils s’éloignèrent vers le salon de musique, et Myrtô ouvrait une petite armoire ancienne pour y choisir un morceau…

Que jouons-nous, Arpad ?

Ce que vous voudrez, Myrtô. Nous avons les mêmes goûts, vous le savez…

Il s’interrompit, ses traits eurent une crispation douloureuse. Un morceau de musique venait de glisser à terre, et c’était celui qu’avait préféré le petit Karoly, celui qu’il demandait toujours avant tout autre.

Mon petit chéri… mon petit aimé ! murmura-t-il.

Le doux regard de Myrtô enveloppa sa physionomie altérée, la petite main de la jeune fille saisit la sienne… Mais il la repoussa en disant d’un ton sourd et irrité :

Vous me plaignez… oui, c’est cela seulement, de la compassion…

Toute saisie, un peu pâle elle le regardait sans comprendre… Il lui prit tout à coup les mains en murmurant :

Pardonnez-moi, Myrtô, je souffre !… Je suis un ingrat, car, quoi qu’il arrive, vous aurez été pour moi une bienfaisante lumière…

Il s’interrompit, Terka et la comtesse Gisza entraient. Au hasard, Myrtô prit un morceau et se dirigea vers le piano, l’âme émue et un peu angoissée.



À suivre...



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