Chapitre XV

Chapitre XV

Madame de Soliers et son père se trouvaient depuis huit jours les hôtes du prince Milcza. Tous deux étaient tombés en admiration devant les merveilles de Voraczy. Lui, avait peine à s’arracher de la bibliothèque et de la galerie qui contenait d’inappréciables collections ; elle, parcourait les pièces de réception, se grisant de ce luxe artistique, déplorant, avec Irène et quelques autres mondaines, que l’on ne pût décider le prince Arpad à donner quelques-unes de ces merveilleuses fêtes qui avaient réuni ici, du temps de la princesse Alexandra, la noblesse hongroise et autrichienne.

Il parle maintenant de n’en pas offrir même à l’occasion de la visite de l’archiduc ! disait Irène. Il paraît s’assombrir, depuis quelque temps.

Et il est impossible de vaincre sa volonté, ajouta la vicomtesse d’un ton vexé. J’ai bien essayé d’insinuer que je serais charmée de voir une de ces fêtes, mais il m’a répondu très froidement qu’il n’avait plus le goût des grandes réunions mondaines. Je n’ai pas osé insister, car, franchement, comtesse, votre frère est très intimidant quand il prend cet air-là !

À qui le dites-vous ! murmura Irène avec une sourde colère.

C’est vrai, ma chère comtesse, vous ne paraissez pas être dans ses bonnes grâces. Il n’est pas précisément aimable pour vous, je l’ai remarqué.

Oui… et à cause de cette Myrtô ! dit Irène avec une sorte de rage.

Comment cela ? interrogea la vicomtesse avec un empressement curieux.

J’ai monté trop franchement mon peu de sympathie pour elle, cela a sufi pour que je sois bonne à pendre aux yeux du prince, qui ne voit plus au monde que sa cousine. Elle a pris sur lui l’influence que possédait le petit Karoly, mais une influence bien augmentée, car il résistait à l’enfant et lui imposait à l’occasion sa volonté, tandis qu’il ne refuse rien à Myrtô. Ah ! elle n’aurait qu’un mot à dire, elle, pour obtenir toutes les fêtes qu’elle voudrait ! Mais elle s’en garderait bien, parce qu’elle sait que c’est son affectation de simplicité, de sérieux et de piété qui a pris au piège le prince Milcza.

La jeune veuve secoua la tête.

Affectation est de trop, comtesse. Malheureusement pour vous, Mademoiselle Elyanni est sincère, admirablement sincère, et c’est ce qui fait sa force et son charme irrésistible. Voyez-vous, il n’y a guère à espérer que le prince Milcza change d’avis, je m’étonne seulement que leurs fiançailles ne soient pas déjà chose accomplie.

Il ne s’agit peut-être, après tout, de la part du prince, que de témoignages de reconnaissance exagérés pour ce qu’il croit devoir à Myrtô.

Madame de Soliers eut un sourire ironique.

Ne cherchez pas à vous bercer d’illusions, comtesse. La reconnaissance n’a que fort peu à voir dans les sentiments de votre frère à l’égard de sa cousine. Vous avez certainement aussi bien que moi la transformation de son regard lorsqu’il se pose sur elle, l’intonation particulière de sa voix lorsqu’il s’adresse à elle ? Hier, je ne sais à quel propos, une ombre était tombée sur sa physionomie, un pli barrait son front. Sa cousine entre, elle le regarde. — Quels yeux admirables elle a, si profonds, et si pleins de lumière ! — Aussitôt, plus d’ombre, un visage soudain éclairé… Autre symptôme : il s’assombrit chaque fois qu’il voit s’empresser près d’elle le comte Gisza ou Miheli Donacz, votre jeune et déjà célèbre poète national, qui a chanté Mlle Myrtô en des vers délicieux. Enfin, maints détails m’ont révélé, depuis ces huit jours, ce que vous savez aussi bien que moi : l’amour profond, souverain du prince Milcza pour sa cousine.

En remontant dans son appartement après cette conversation avec Irène, la vicomtesse songeait, un sourire moqueur aux lèvres :

Hum ! la petite comtesse est furieusement jalouse de sa cousine !… Elle a de la chance, cette jolie Myrtô ! Elle aura vraisemblablement à choisir entre le poète, le comte Gisza et le prince Milcza. Naturellement, ce sera ce dernier…

Les lèvres de Madame de Soliers eurent un pli d’amertume tandis qu’elle murmurait :

Il est si bien, et si parfaitement grand seigneur !… Princesse Milcza… et une fortune fabuleuse… Mais il est inutile de lutter contre elle, je l’ai compris dès le premier jour, en voyant cette créature ravissante de corps et d’âme. J’attendrai la visite de l’archiduc, puis nous quitterons aussitôt cette demeure, car il me sera dur… très dur de rester ici sans espoir.

* * *

Myrtô, assise devant son petit bureau, venait d’achever d’écrire aux dames Millon… Et maintenant, un peu renversée sur sa chaise, elle laissait son regard se perdre dans la profondeur bleue de l’horizon qui lui apparaissait par la fenêtre ouverte.

Elle éprouvait depuis quelque temps un peu de lassitude, morale surtout. Malgré tout, une atmosphère de mondanité régnait à Voraczy, et elle y avait été jusqu’ici si peu accoutumée qu’elle en ressentait, à certains instants, une sorte de fatigue. Elle réussissait à la dissimuler — sauf peut-être au coup d’œil perspicace et toujours en éveil du prince Milcza — mais ici, elle laissait ses nerfs se détendre et son esprit se reposer dans une songerie paisible.

Elle pensait à ses chers pauvres, au vieux Casimir qui allait mourir, à la petite Marcra dont la frêle santé serait bientôt remise, grâce à la générosité du prince Arpad… Et une ombre voilait ses yeux tandis qu’elle songeait au pli soucieux remarqué depuis quelque temps sur le front de son cousin, à sa visible préoccupation, à une sorte d’angoisse traversant parfois son regard. Il souffrait toujours, il luttait sans doute contre ses déchirants souvenirs…

Un coup léger, frappé à la porte, la fit un peu tressaillir… C’était la comtesse Zolanyi, l’air ému et ravi.

J’ai à vous parler, ma chère enfant, dit-elle en se laissant tomber sur un fauteuil après avoir fait signe à Myrtô de ne pas se déranger. Je viens ici en ambassadrice… ou plus exactement, je remplace votre mère. Il s’agit, en effet, de deux demandes en mariage.

Myrtô eut un vif mouvement de surprise et son teint s’empourpra un peu.

Des demandes en mariage ? pour moi ? dit-elle d’un ton incrédule.

Mais oui, pour vous ? Pourquoi semblez-vous si étonnée ?

C’est que je suis sans dot, ma cousine, et je croyais…

Il y a encore des gens désintéressés, qui apprécient la beauté morale et physique au-dessus de l’argent. Le prince Milcza a reçu la confidence de Miheli Donacz, et il m’a chargée de vous présenter la demande de ce jeune poète, déjà une de nos gloires nationales et qui souhaite ardemment vous faire partager les honneurs qui l’attendent. C’est un noble caractère, vous avez pu le juger, du reste. Déjà riche, il appartient, en outre, à une vieille et honorable famille, et il est excellent chrétien.

Oui, je le sais, et j’estime profondément ses grandes qualités, murmura Myrtô.

Pourquoi, soudain, une tristesse étrange, une mystérieuse angoisse l’envahissaient-elles ?

L’autre demande m’a été faite par le comte Gisza. Vous avez pu, lui aussi, l’étudier et le juger. C’est un charmant garçon, riche, suffisamment sérieux, très estimé comme officier. Il vous admire et vous aime, Myrtô, et son oncle, qui lui a servi de père, lui donne son consentement, après m’avoir écrit à ce sujet.

Myrtô, un peu pâle maintenant, baissait les yeux, en froissant d’un mouvement inconscient ses petites mains sur sa jupe blanche.

Je ne vous demande pas une réponse immédiate, mon enfant, vous réfléchirez tant qu’il vous plaira, continua la comtesse. Vous choisirez en toute indépendance, et je crois que l’un ou l’autre de ces deux partis eût été pleinement approuvé par votre mère.

Myrtô leva les yeux, elle dit d’un ton calme et résolu :

Je crois, ma cousine, qu’il est inutile de laisser M. Donacz et le comte Gisza dans l’incertitude, du moment où je suis certaine, demain comme aujourd’hui, de leur répondre par un refus.

Myrtô !… est-ce possible ! balbutia la comtesse. Il faut absolument réfléchir, mon enfant… Que leur reprochez-vous, voyons ?

Rien, oh ! rien ! J’admire leur désintéressement, vous le leur direz en les remerciant… mais je dois vous avouer, ma cousine, que mon cœur est complètement froid à leur égard.

Petite ingrate !… eux qui vous aiment tant ! Ce pauvre Mathias !… Vous voulez donc le désoler, Myrtô ?

J’en suis au regret… Mais il se consolera, ma cousine… Et il est plus loyal de lui enlever dès maintenant tout espoir.

Je n’ose insister, mon enfant… Du moment où votre cœur ne parle pas, je comprends… Mais je suis peinée du chagrin que je vais lui causer.

Moi aussi, dit Myrtô avec émotion. Mais cependant il m’est impossible d’agir autrement… Pardonnez-moi, ma bonne cousine, l’ennui dont je suis cause pour vous !

Je n’ai rien à vous pardonner, ma pauvre petite ! Je regrette seulement que vous ne puissiez trouver votre bonheur dans l’un de ces excellents partis… Allons, mignonne, embrassez-moi, et n’en parlons plus. Mathias partira ce soir, vous n’aurez pas ainsi l’embarras de le revoir.

Elle baisa le front de la jeune fille et s’éloigna.

Quelques instants, Myrtô demeura immobile et songeuse… La bizarre angoisse ressentie tout à l’heure ne s’évanouissait pas. Pourquoi la communication de la comtesse Gisèle lui produisait-elle cet effet, puisque la demande de ces deux jeunes gens, si flatteuse qu’elle fût pour une jeune fille sans fortune, la laissait entièrement froide ?

Myrtô se leva d’un mouvement résolu. Elle était accoutumée à réagir contre les impressions vagues, à ne pas s’engourdir dans d’inutiles rêveries… Ayant jeté un coup d’œil sur sa coiffure, elle descendit, car l’heure du thé approchait.

Au lieu de gagner directement le salon des Princesses, où se réunissaient à cette heure les hôtes du château, elle entra dans le salon de musique pour chercher une Berceuse, œuvre du prince Milcza, qu’elle avait jouée la veille avec lui pour la première fois, et qu’elle souhaitait revoir seule tout à son aise pour en mieux détailler les délicates beautés et la pénétrante expression.

Près d’une des portes-fenêtres ouvrant sur la terrasse, Irène se tenait debout, les traits durcis et le regard sombre. Elle enveloppa sa cousine d’un noir coup d’œil et dit d’un ton sifflant :

Eh bien ! il paraît que vous faites la dédaigneuse, mademoiselle Elyanni ? Un Miheli Donacz, un comte Gisza ne vous suffisent pas ! Vous rêver sans doute mieux que cela ?

Je ne rêve rien du tout, répliqua froidement Myrtô. Je n’ai jusqu’ici jamais beaucoup pensé au mariage, étant si jeune encore et sachant que mon manque de dot pourrait être un obstacle… mais ce que je sais, c’est que M. Donacz et le comte Gisza, malgré leurs très réelles qualités et l’estime dans laquelle je les tiens, me sont trop indifférents pour que j’aie eu un seul instant d’hésitation.

Irène eut un petit rire bref et sardonique.

C’était bien la peine, vraiment, qu’il vous entourent de tant d’hommages, que Miheli Donacz chante la jeune Grecque et ses yeux de lumière, que le comte Mathias délaisse pour vous le château de son oncle, où l’on donne des fêtes si exquises ? Vous êtes un cœur de marbre, Myrtô !

Elle rit de nouveau et s’avança lentement vers le milieu du salon, tandis que Myrtô, dominant l’impatience irritée qui la gagnait, se penchait vers un casier à musique.

Enfin, à défaut de votre mariage, je crois que nous en aurons un autre, continua tranquillement Irène. J’ai idée que le prince Milcza… Il vient de s’en aller du côté des serres avec Mme de Soliers, soi-disant pour lui montrer je ne sais quelle plante qu’elle désirait connaître. Mais il semblait très ému, très anxieux… Je pense, Myrtô, qu’il y aura ce soir une fiancée à Voraczy.

Myrtô se redressa brusquement, aussi blanche soudain que sa robe, ses yeux un peu dilatés se posèrent sur Irène…

Elle ! Oh ! vous croyez ? dit-elle d’une voix étouffée.

Mais, certainement ! Pourquoi semblez-vous si étonnée ? Ne fera-t-elle pas une charmante princesse ? Elle est fort gracieuse, et si intelligente ! Je m’explique maintenant le séjour du prince à Paris, et sa transformation si complète.

Mais pourtant, il ne paraissait pas… il est plutôt froid avec elle… Et elle est très mondaine… dit Myrtô.

Sa voix lui paraissait étrange, comme très lointaine, une sorte de brouillard passait devant ses yeux…

Oh ! il saura l’habituer à ses goûts, et comme elle en est fort éprise, elle se pliera volontiers à ce qu’il voudra. Je pense qu’il sera très heureux, et nous aurons une aimable belle-sœur qui égayera tout à fait cette demeure.

Myrtô se pencha de nouveau vers le casier et attira à elle au hasard quelques morceaux de musique. Irène l’enveloppait d’un regard de satisfaction méchante, elle semblait noter la pâleur de ce teint admirable, le frémissement des petites mains dont la forme idéale et la finesse avaient si souvent fait son envie.

Mais un appel de sa mère lui fit quitter le salon… Myrtô remit alors en place les morceaux qu’elle feuilletait machinalement, ne se souvenant même plus de ce qu’elle cherchait. Elle sortit sur la terrasse, descendit les degrés et, toujours machinalement, se dirigea vers le parc.

Les paroles d’Irène bourdonnaient singulièrement dans son cerveau. “Je crois, Myrtô, qu’il y aura ce soir une fiancée à Voraczy.” … Jamais elle n’aurait pensé… non, jamais !

Pourquoi donc cette supposition d’Irène l’avait-elle si profondément surprise et troublée ? Il n’y avait cependant rien d’étonnant à ce que le prince Milcza, guéri de sa longue crise morale, cherchât à se refaire un intérieur… Seulement, il semblait bizarre qu’il eût choisi cette jeune femme très mondaine.

Il avait été séduit sans doute par son intelligence, par la vivacité de sa physionomie et le piquant de son esprit, par les délicates flatteries qu’elle ne lui ménageait pas…

Cependant, il se montrait simplement pour elle, comme pour tous les hôtes féminins de Voraczy, un maître de maison très courtois, sans rien de plus. Aucun empressement, aucune sympathie même…

Mais il n’aimait peut-être pas laisser voir ses sentiments, il les ferait connaître seulement à l’élue…

Myrtô s’en allait comme en un rêve, les pensées s’entrechoquaient dans son cerveau… Elle se trouva tout à coup devant le temple grec, elle gravit les degrés et s’arrêta sur le péristyle.

Elle se trouvait près de la colonne où il était appuyé au moment où allait se consommer son crime… Et la pensée de cette scène, de l’émotion poignante de ces instants saisit Myrtô, l’envahit, la pénétra de douceur et d’amertume immense…

Elle ouvrit la porte du temple… Une aïeule du prince Arpad avait fait de l’intérieur un sanctuaire dédié aux saints patrons de la Hongrie. Leur effigie était là, taillée dans le marbre… Entre tous, Myrtô vénérait la sainte duchesse de Thuringe, et ce fut devant elle qu’elle alla s’agenouiller, ce fut vers son doux visage qu’elle leva ses yeux suppliants.

Que demandait-elle ainsi ? Elle ne le savait pas exactement… elle souffrait et elle implorait le secours.

Peu à peu, quelque apaisement descendit en elle. Le compatissant regard de sainte Élisabeth versait un réconfort sur son cœur bouleversé par un mystérieux émoi. Elle joignit les mains en murmurant avec ferveur :

Ma chère sainte, priez pour lui !… Qu’il soit heureux, que sa chère âme, surtout, soit sauvée… Son bonheur est mon bonheur, je sens que je l’achèterais avec joie par une grande souffrance.

Elle se releva et sortit du petit temple. L’heure s’avançait, on devait s’étonner là-bas de son absence…

Mais elle s’arrêta encore sur le péristyle. De nouveau, le souvenir de ce qui s’était passé là l’étreignait, à la fois douloureux et si doux…

Combien, depuis lors, il avait su délicatement lui témoigner sa reconnaissance !… Car elle avait compris qu’il ne la remerciait pas seulement de son dévouement pour son fils, mais plus encore, peut-être, de son intervention en cette minute tragique qui allait décider de son éternité. C’était par reconnaissance qu’il l’entourait d’attentions chevaleresques, par reconnaissance qu’il se montrait si empressé à prévenir tous ses désirs charitables, par reconnaissance encore qu’il mettait tant de charme pénétrant dans son regard et dans sa voix, qu’il les adoucissait si bien pour elle comme autrefois pour Karoly.

Elle lui avait fait du bien, il le lui avait dit plusieurs fois. Ne devait-elle pas remercier Dieu d’avoir été choisie comme l’instrument, bien humble et bien imparfait, dont il s’était servi pour donner un peu de paix à cette âme révoltée ?… Maintenant, une autre continuerait la tâche. L’épouse aimée pourrait beaucoup si elle savait comprendre cette âme vibrante sous son apparence altière et froide, ce cœur qui avait, unies à une virile énergie, des délicatesses presque féminines, et d’immenses ressources d’affection, comme l’avait prouvé son ardent amour paternel.

Devant l’esprit de Myrtô se dessina la mince silhouette de Mme de Soliers, son fin visage souriant et spirituel, au regard mobile, souvent moqueur…

Le comprendra-t-elle ? Le rendra-t-elle heureux ?

Un étonnement lui demeurait que le prince eût choisi cette jeune femme… Et pourtant, Irène avait raison, ceci expliquait son séjour à Paris, et le changement qui avait fait du père désespéré un homme jeune et charmeur comme autrefois.

Elle le revoyait là, assis au bas de ces degrés, près de la chaise longue de son fils. Combien il était sombre et froid ! Et cette volonté tyrannique dont Myrtô, comme les autres, avait senti souvent le poids… Et cette scène à propos de Miklos…

Tous les souvenirs de ces dix-huit mois lui revenaient, tour à tour poignants et doux, tandis que les larmes montaient lentement à ses yeux… Et de nouveau elle oubliait l’heure, elle laissait s’écouler les minutes dans ce retour vers le passé.

Le soleil, déjà bas sur l’horizon, enveloppait d’une clarté rose la jeune fille vêtue de blanc qui s’appuyait à la colonne de marbre, évoquant, dans sa pure beauté grecque, la pensée d’une jeune prêtresse de Minerve Athénée. Dans les grandes prunelles noires flottait une souffrance profonde, mais aussi une calme résignation. Un cerne léger s’était formé sous les yeux de Myrtô, et sa tête charmante se penchait un peu, comme si elle avait peine à supporter la lourde chevelure teintée d’or fauve par les rayons du soleil…

Aux alentours, le sol était couvert d’un épais gazon qui étouffait le bruit des pas… Comme Myrtô l’avait fait un jour, quelqu’un apparaissait inopinément au tournant du temps. Mais cette fois c’était “lui”…

Elle eut un brusque mouvement et pâlit encore davantage… Déjà, il escaladait les degrés et s’avançait vers elle…

Myrtô, que vous arrive-t-il ? Nous étions inquiets, là-bas, je suis parti à votre recherche…

Il s’interrompit et posa son regard sur celui de sa cousine.

Vous avez pleuré, Myrtô ?… Qu’avez-vous ?

Il se penchait et lui prenait la main, en faisant ces questions d’une voix anxieuse.

Oh ! ce n’est rien !… Quelques idées noires… murmura-t-elle en essayant de sourire.

Mais ce n’était pas le si joli, si rayonnant sourire habituel. Celui-là était triste, presque navrant…

Des idées noires ?… Lesquelles ?… dites, Myrtô ?

Elle baissa les yeux pour éviter ce regard doucement impérieux, et dit, d’une voix un peu tremblante :

Cela ne vaut pas la peine… Non, réellement, Arpad…

Vous ne voulez pas me dire ce qui vous tourmente ? N’avez-vous pas confiance en moi, Myrtô ?… Cette confiance, je l’ai cependant envers vous…

Les lèvres pâlies de Myrtô eurent une légère crispation… Il y avait pourtant quelque chose qu’il lui avait caché, comme aux autres.

… Non, vous ne voulez pas, Myrtô ?

Elle secoua négativement la tête, incapable de parler, car sa gorge se serrait soudain.

Les traits du prince Milcza se contractèrent un peu, il demeura un instant silencieux considérant le pâle visage environné d’une lueur rosée.

Puis il dit tout à coup, d’une voix où passaient des vibrations altérées :

Ma mère vous a-t-elle fait une communication relative à… des demandes en mariage ?

Oui, dit-elle d’un ton lassé. Je regrette vraiment que le comte Mathias et M. Donacz aient songé à moi… Je suis confuse d’être l’objet d’un tel désintéressement, et de ne pouvoir répondre à leur demande que par un refus…

Un refus ! murmura-t-il.

Sa physionomie se détendait, son regard inquiet et assombri s’éclairait soudain…

Vous n’avez pas réfléchi ?… vous avez dit non ainsi, tout de suite ?

Oh ! oui ! dit-elle avec le même accent de lassitude. Je n’ai pas du tout l’idée de me marier… Non, vraiment, je n’ai pas hésité un instant, et je n’ai aucun regret.

Myrtô, écoutez-moi…

Elle leva les yeux et le vit en proie à une émotion difficilement contenue.

… Je devais vous parler demain, après avoir connu votre réponse à ces demandes. Mais puisque je sais dès maintenant, je puis vous dire qu’un autre sollicite le bonheur de devenir votre époux… un autre qui vous aime — il ose l’assurer — plus que quiconque au monde. Vous avez été pour lui le rayon de lumière, la discrète consolatrice, mais il voulait plus que votre compassion, il s’est efforcé de redevenir jeune pour ne pas offrir à vos dix-huit ans un fiancé vieilli moralement et physiquement. Voilà pourquoi il s’est imposé cet exil de plusieurs mois loin de vous afin de vous montrer un prince Milcza transformé… Et si j’ai attendu si longtemps avant de vous parler ainsi, Myrtô, si j’ai enduré les plus douloureuses angoisses en laissant d’autres solliciter avant moi votre main, c’est que je voulais vous permettre de comparer, de choisir à votre gré, c’est que je ne voulais pas m’imposer à votre inexpérience de la vie, à votre cœur si admirablement charitable, et capable, par compassion pour une âme souffrante, d’accomplir un sacrifice…

Les yeux baissés, ses longs cils frôlant sa joue devenue toute rose, elle écoutait, se demandant si elle rêvait, si c’était bien sa voix chaude et vibrante qui prononçait ces paroles dont chacune faisait tressaillir son cœur…

Maintenant, Myrtô, dites-moi si vous voulez devenir ma femme ?… dites-le-moi en toute indépendance… je ne veux pas de pitié, pas de sacrifice, comprenez-moi bien ?

Arpad ?

D’autres paroles n’auraient pu sortir de sa gorge serrée par l’émotion immense, le bonheur inexprimable qui l’envahissait soudain, mais ses grands yeux levés vers le prince lui révélaient, mieux que les mots n’eussent pu le faire, combien le cœur de Myrtô lui appartenait sans réserve.

Merci, Myrtô, ma Myrtô.

Il posa longuement ses lèvres sur les mains de la jeune fille, et ils demeurèrent quelques instants silencieux, trop radieusement émus pour prononcer une parole.

Myrtô, ma lumière !

Il avait le même accent fervent que Mme Elyanni lorsqu’elle avait appelé ainsi sa fille, la veille de sa mort… Et, comme alors aussi, Myrtô protesta :

Arpad, ne dites pas cela ! Je ne suis rien…

Si, je le dis, je le répète ! Dieu a mis en vous, en votre âme si pure, un admirable reflet de sa lumière. Il a permis que vous soyez son intermédiaire près d’un pauvre pécheur révolté contre Lui. J’ai ressenti votre influence dès les premiers moments où je vous ai connue ; elle me pénétrait peu à peu, et moi, qui avais juré une éternelle défiance à toutes les femmes, j’essayais de m’y soustraire en mettant, par ma froideur et ma dureté, une plus grande distance entre nous. Vous m’avez dit, Myrtô, que j’étais jaloux de l’affection de mon fils pour vous. C’est vrai… Mais surtout, je me révoltais devant ce charme qui attirait à vous tous les cœurs, devant la droiture, la délicieuse simplicité, la bonté incomparable de cette petite âme vaillante… Et savez-vous de quoi je vous ai le plus admirée ? C’est de votre bravoure, de votre intrépidité devant moi, qui ne voyais que fronts courbés et adhésions serviles à toutes mes volontés, celles-ci fussent-elles des injustices.

Vous aviez pourtant bien envie de me chasser de Voraczy ? dit Myrtô avec un doux sourire un peu malicieux. Sans Karoly…

Myrtô, qu’ai-je été envers vous ce jour-là ! Quelle dureté, quelle injustice ! Mais je n’aurais pas eu le courage d’aller jusqu’au bout, même si mon petit chéri ne m’avait pas supplié pour vous. Dans ma colère, je vous revoyais si touchante, si maternellement tendre près de lui !… Non, vraiment, je crois que vous n’aviez rien à craindre… Et que dirai-je de ce que vous avez été pour moi, dans ces jours de douleur, de détresse épouvantable !… Près de lui, mon petit aimé, et après !… Mais j’ai compris seulement la profondeur, la puissance du sentiment qui remplissait mon cœur, le jour où je vous ai vue parée de fleurs, petite fée candide et radieuse… Et quelque chose s’est brisé en moi, car j’ai songé du même coup que je n’étais pas libre à vos yeux, que “l’autre” se mettait encore en travers du bonheur entrevu. J’ignorais, en effet, qu’elle fût morte. Le Père Joaldy a fini heureusement par deviner ce qui se passait en moi et m’a prévenu de l’événement. Voilà pourquoi vous m’avez vu à Noël, Myrtô… Et, quoi qu’il m’en coutât, j’ai voulu ensuite renouer avec la société, redevenir jeune pour vous, reprendre intérêt à l’existence, aux mille détails de la vie, aux choses belles et bonnes que Dieu a semées dans le monde, et que je ne savais plus comprendre dans ma souffrance d’orgueilleux révolté… Oh ! oui, Myrtô, vous avez été pour moi une lumière, la pure, la rayonnante lumière destinée par la Providence à chasser les ténèbres de ma pauvre âme !

Il la contemplait avec une grave tendresse, et dans la jeune âme de Myrtô s’épanouissait un bonheur dont l’intensité l’effrayait presque.

Je suis trop heureuse, Arpad ! murmura-t-elle.

Répétez-le, ma Myrtô !… dites-moi bien que je vous rends heureuse, que vous ne regrettez rien… Vous rappelez-vous comme notre petit Karoly nous a unis dans sa dernière parole ? Par la bouche de ce petit ange, Dieu nous destinait ainsi l’un à l’autre.

Le soleil déclinant enveloppait de ses lueurs rosées les fiancés debout sur le péristyle du temple. Un calme impressionnant, presque religieux, régnait dans ce coin du parc qui avait été le lieu de prédilection du petit Karoly.

Il est très doux, ne trouvez-vous pas, d’avoir échangé ici nos promesses de fiançailles, à cette place même qui nous rappelle un si terrible souvenir ?… Oh ! ma bien-aimée, qu’ai-je failli faire alors ? Quand je pense à cette balle qui vous effleura…

Laissez ces souvenirs, Arpad ! dit-elle en posant doucement sa main sur le bras du prince. Dieu, dans sa bonté, a permis que tout tournât à votre bien… à notre bien… Mais je crois que l’heure avance, et bientôt on va venir à notre recherche, ne le pensez-vous pas ?

Oui, il faut retourner là-bas, dit-il d’un ton de regret. Aussitôt que ma mère sera seule, nous irons lui annoncer nos fiançailles… Et ce soir, nous les rendrons officielles dans tout Voraczy.

Ils descendirent les degrés et prirent lentement le chemin du château, Myrtô appuyée au bras de son fiancé… Le prince Arpad, de cette voix chaude et caressante qu’il avait autrefois pour son fils, rappelait les souvenirs des mois précédents, disait ses espoirs et ses craintes… S’interrompant tout à, coup, il demanda :

Mais maintenant, Myrtô, ne pouvez-vous apprendre à votre fiancé pourquoi vous pleuriez tout à l’heure ?

Elle rougit, hésita un instant et répondit enfin d’une voix un peu tremblante :

On venait de me dire… on croyait que Mme de Soliers…

Elle s’interrompit, embarrassée… Le prince s’arrêta brusquement…

Mme de Soliers ?… Voulez-vous dire que quelqu’un ait eu la sottise de supposer que j’aie songé à elle ?

Oui, c’est cela…

Un léger éclat de rire s’échappa des lèvres du prince. Il saisit les mains de Myrtô en s’écriant avec une douce ironie :

O ma chère petite aveugle, comment avez-vous pu croire une minute ?… Voyons, quelque chose, dans ma conduite, vous a-t-il donné un seul instant à penser que j’aie eu pareille idée ?

Non, rien absolument, c’est certain, dit-elle sans hésitation. Mais enfin, ce n’était pas chose invraisemblable… et elle était très aimable, très flatteuse…

Oh ! certainement ! Elle laissait même voir un peu trop son désir de devenir princesse Milcza, dit-il avec un sourire railleur. Et qui donc, Myrtô, vous a insinué cette extraordinaire idée ?

Oh ! que vous importe, Arpad !

Mais si, je tiens à le savoir… Il faut que ce soit quelqu’un de bien sot… ou de bien malveillant, car autrement, personne ici n’aurait eu pareille pensée, étant donnée la froideur par laquelle j’ai toujours répondu aux avances de la vicomtesse et de son père… Dites-moi le nom de cette personne, Myrtô ?

Non, Arpad, je ne le peux pas, répondit-elle fermement.

Pourquoi donc ?… Aurais-je bien deviné en parlant de malveillance ?… Faut-il penser que quelqu’un a cherché à vous faire souffrir ?

Elle ne répondit pas et se remit en marche. Le prince réfléchissait, les sourcils froncés.

J’ai trouvé, je crois, dit-il, au bout d’un moment. Je sais qui vous déteste ici… Mais je saurais la punir, je vous en réponds !

Oh ! non, Arpad, je vous en prie ! s’écria-t-elle en levant vers lui un regard suppliant. Ne dites rien… Nous sommes si heureux maintenant qu’il faut que tous le soient autour de nous.

Il la regarda avec une douceur émue.

Ne vous inquiétez pas de cela, ma petite sainte. Les blessures faites à l’orgueil sont salutaires, et ce sont celles-là que je destine à l’âme jalouse qui vous a causé cette souffrance… Laissons cela, Myrtô, ajouta-t-il en voyant le geste de protestation de la jeune fille. S’il est une chose que je puisse difficilement pardonner, c’est la perfidie et le manque de cœur… envers vous surtout, si admirablement bonne pour tous.

Ils atteignaient en ce moment les jardins. Au passage, le prince Milcza cueillit deux roses blanches et en glissa une à la ceinture de Myrtô, tandis que sa fiancée attachait l’autre à sa boutonnière.

Je porte vos couleurs, ma fée aux fleurs, dit-il gaiement en baisant les petits doigts qui venaient de le décorer.

Comme ils contournaient une des serres, ils aperçurent de loin Renat qui gambadait avec Hadj et Lula, tandis que Mitzi marchait tranquillement, un livre à la main. Les chiens s’élancèrent et se mirent à sauter autour du prince et de Myrtô.

Renat, cessant ses évolutions, s’avança à la suite de Mitzi. Bien que la fermeté dont son frère usait à son égard ne rappelât pas la dure sévérité d’autrefois, il le redoutait encore beaucoup et ne se trouvait rassuré qu’en présence de Myrtô, car il n’avait pas été le dernier à remarquer l’influence de sa cousine sur tous les actes du prince Milcza.

Quant à Mitzi, elle était devenue la préférée de son frère aîné, comme elle était déjà celle de Myrtô. Sa petite nature tendre et fine s’attachait fortement ceux qui prenaient la peine de l’observer sous son apparence un peu froide.

Toujours à étudier, Mitzi ? dit le prince Arpad en caressant les cheveux blonds de sa jeune sœur. Ce n’est pas le moment, il faut profiter de la récréation, courir et te démener comme ce bon diable ;

Et son regard souriant se posait sur Renat qui s’était emparé de la main de Myrtô et y appuyait ses lèvres.

… Tu aimes beaucoup ta cousine, Renat ?

Oui, oh ! oui ! dit l’enfant avec chaleur…

Alors tu seras content de ce que nous t’apprendrons tout à l’heure.

Quoi donc ? dit vivement l’enfant.

Tu le sauras ce soir.

C’est quelque chose d’heureux pour Myrtô car ses yeux brillent, brillent… comme des étoiles !

Les fiancés se mirent à rire.

Voyez-vous cet observateur !… Pour faire prendre patience à ta curiosité, Renat, tu vas me dire, et Mitzi aussi, ce que vous voulez que je vous donne à l’occasion du grand bonheur qui nous arrive. Je vous promets de contenter vos souhaits… à condition qu’ils soient raisonnables, naturellement.

Renat, les yeux brillants, s’écria sans hésiter :

Oh ! je voudrais tant un cheval, Arpad !… un joli cheval noir comme celui de Béla Dovanyi !… Est-ce raisonnable, dites, Myrtô ! demanda-t-il, inquiet, en levant les yeux vers la jeune fille.

Mais tout à fait raisonnable, il me semble… N’est-ce pas, Arpad ?

Oh ! certes ! Tu auras ton cheval, Renat… Et Mitzi, que veut-elle ?

L’enfant rougit et dit timidement :

Moi, je voudrais beaucoup, beaucoup d’argent.

De l’argent ?… Serais-tu avare, Mitzi ? s’écria le prince d’un ton surpris.

Elle rougit plus encore et balbutia :

Il y a beaucoup de petits enfants qui ont faim, et d’autres qui n’ont jamais de jouets, ni de gâteaux. Je voudrais tant pouvoir en donner à tous !

Le regard du prince, profondément ému, se reporta de l’enfant sur Myrtô, ses lèvres murmurèrent :

Elle est bien votre élève, Myrtô !

Il se pencha vers la jeune fille et dit avec une douceur attendrie :

Embrasse-moi, Mitzi, je suis bien heureux de voir que tu es bonne et charitable. Je te donnerai ce que tu voudras pour tes petits protégés… tout ce que tu voudras, entends-tu ?

Oh ! Arpad ! dit-elle, suffoquée de joie. Comme vous êtes bon ! comme je vous aime !

Moi aussi, ma chérie, je t’aime beaucoup… Et Renat également, lorsqu’il est raisonnable, ajouta le prince Milcza en souriant.

Renat, qui avait bien toujours quelques peccadilles sur la conscience, baissa un instant le nez. Mais il le redressa bientôt et, passant sa main sous le bras de Myrtô, il dit d’un ton de mystère :

J’ai trouvé pourquoi vos yeux brillent, Myrtô, et pourquoi le prince Milcza a l’air si content.

Vraiment, mon petit ? Et pourquoi donc !

Renat eut un coup d’œil craintif vers son frère.

Je ne serai pas grondé parce que je l’ai deviné, Myrtô ?

Non, non, soyez sans crainte ! dit-elle dans un sourire. Qu’avez-vous deviné, Renat ?

Que vous allez vous marier avec le prince Milcza ! s’écria triomphalement l’enfant.

Allons, ce n’est pas mal trouvé ! dit gaiement le prince. Mais tu auras soin de te taire jusqu’à ce que je te permette d’ouvrir la bouche sur ce sujet. Tu sais que je ne supporte pas les indiscrets et les bavards.

Oh ! je ne dirai rien du tout ! répliqua gravement Renat. Mais je suis content !… content !

Et il exécuta une magnifique cabriole, tandis que Mitzi, appuyant câlinement sa joue contre la main de son frère aîné, disait d’un ton joyeux :

Oh ! quel bonheur, Arpad ! Je l’aime tant, notre Myrtô !

Notre Myrtô ! répéta le prince avec une douce ferveur.

Ils revinrent tous quatre vers le château… Et Irène, penchée sur la balustrade de la terrasse, pâlit en les apercevant.

Je lui ai raconté qu’il y aurait ce soir une fiancée à Voraczy… Aurais-je, par hasard, dit vrai ? murmura-t-elle entre ses dents serrées.



À suivre...

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