Chapitre II

Chapitre II

Enveloppée dans ses crêpes, un peu courbée sous son long châle noir, Myrtô marchait comme en un rêve, entre les dames Millon. Elle revenait vers le logis vide d’où était partie tout à l’heure la dépouille mortelle de Madame Elyanni.

Elle se sentait anéantie, presque sans pensée. Albertine avait doucement pris sa main pour la passer sous son bras… Et cette marque d’affectueuse attention avait mis un léger baume sur le cœur brisé de Myrtô.

En arrivant sur le palier du quatrième étage, Madame Million demanda :

Vous allez rester à déjeuner et finir la journée chez nous, mademoiselle Myrtô ?… Et même y coucher, si vous le voulez bien, car ce serait trop triste pour vous…

Myrtô lui prit les mains et les pressa avec force.

Merci, merci, Madame ! Mais je préfère rentrer tout de suite, m’habituer à cette solitude, à la pensée de ne plus la voir là…

Sa voix se brisa dans un sanglot.

… Demain, si vous le voulez bien, je viendrai partager votre repas… mais aujourd’hui, je ne peux pas… Ne m’en veuillez pas, je vous en prie !

Oh ! bien sûr que non, ma pauvre demoiselle ! Faites ce qui vous coûtera le moins… Mais je vais aller vous porter un peu de bouillon…

Non, pas maintenant, je ne pourrais pas. Ce soir, j’essaierai…

Elle leur tendit la main et entra dans l’appartement où la femme de ménage s’occupait à tout remettre en ordre.

Myrtô se réfugia dans sa chambre, une petite pièce meublée avec une extrême simplicité. Elle enleva son chapeau, son châle, et s’assit sur un siège bas, près de la fenêtre.

Tout à l’heure, en se voyant seule derrière le char funèbre, elle avait eu, pour la première fois, la conscience nette du douloureux isolement qui était le sien… Et voici que cette impression lui revenait, plus vive, dans ce logis où elle avait, pendant des années, prodigué son dévouement à la mère dont elle était l’unique affection.

Lorsque le pénible événement s’était trouvé accompli, elle avait aussitôt télégraphié à son tuteur. Celui-ci, vieil artiste célibataire, vivait retiré sur la côte de Provence. Il avait répondu par des condoléances, mettant en avant ses rhumatismes qui lui interdisaient tout déplacement. D’offres de service à sa pupille, pas un mot.

La comtesse Zolanyi n’avait pas répondu. Peut-être ne se trouvait-elle pas à Vienne… Et d’ailleurs, Myrtô comptait si peu sur cette grande dame qui ne souciait sans doute aucunement d’une jeune cousine inconnue et très pauvre ! Lorsqu’elle aurait dominé ce premier anéantissement qui la terrassait, elle envisagerait nettement la situation et chercherait, avec l’aide de dames Millon, un moyen de se tirer d’affaire.

Mais aujourd’hui, non, elle ne pouvait pas ! Elle se sentait faible comme un enfant…

Un coup de sonnette retentit. La femme de ménage alla ouvrir, Myrtô entendit un bruit de voix… Puis on frappa à la porte de sa chambre…

Mademoiselle, c’est une dame qui demande à vous parler.

Une envie folle lui vint de répondre :

Pas aujourd’hui !… Oh ! pas aujourd’hui !

Mais elle se domina, et, se levant, elle entra dans la pièce voisine.

Une dame de petite taille, en deuil léger et d’une discrète élégance, se tenait debout au milieu de la salle à manger. Sous la voilette, Myrtô vit un fin visage un peu flétri, des yeux qui lui rappelèrent ceux de sa mère, et qui exprimaient une sorte de surprise admirative en se posant sur la jeune fille…

L’inconnue s’avança vers Myrtô en disant en français, avec un léger accent étranger :

J’arrive donc trop tard ? Ma pauvre Hedwige ?…

Oui, c’est fini, dit Myrtô.

Et, pour la première fois, depuis deux jours, les larmes jaillirent enfin des yeux de la jeune fille.

Ma pauvre enfant ! dit l’étrangère en lui prenant la main et en la regardant avec compassion. Et dire que j’étais à Paris, que j’aurais pu accourir aussitôt près d’Hedwige ! Mais votre lettre m’a été renvoyée de Vienne, je l’ai reçue ce matin seulement.

Quoi, vous étiez à Paris ! dit Myrtô d’un ton de regret. Oh ! si nous avions pu nous en douter ! Mais asseyez-vous, Madame !… Et permettez-moi de vous remercier dès maintenant d’être accourue si vite à l’appel de ma pauvre mère.

C’était chose toute naturelle, dit la comtesse en prenant place sur le fauteuil que lui avançait Myrtô. Hedwige et moi, bien que cousines assez éloignées, avons été élevées dans une grande intimité. J’en ai toujours conservé le souvenir, malgré… enfin, malgré ce mariage qui avait mécontenté notre parenté.

Le front de Myrtô se rembrunit un peu, tandis que la comtesse continuait d’un ton calme, où passait un peu d’émotion :

Je n’ai donc pas hésité à venir, espérant bien la trouver encore en vie… Mais la concierge m’a appris que… tout était fini.

Oui, c’est fini, fini ! dit Myrtô.

Elle s’était assise en face de la comtesse, et le jour un peu terne éclairait d’une lueur grise son délicieux visage fatigué et pâli, sur lequel les larmes glissaient, chaudes et pressées.

La comtesse parut touchée, son regard mobile s’embua un peu… Elle se pencha et prit la main de la jeune fille.

Voyons, mon enfant, ne vous désolez pas. En souvenir d’Hedwige, je suis prête à vous aider, à vous accorder cette protection que ma pauvre cousine me demandait pour vous… Racontez-moi un peu votre vie, parlez-moi d’elle et de vous.

On ne pouvait nier qu’elle ne se montrât bienveillante, bien qu’avec une nuance de condescendance qui n’échappa pas à Myrtô. Cependant, la jeune fille avait craint de se heurter à la morgue de cette parente inconnue, et elle éprouvait un soulagement en constatant en elle une certaine dose d’amabilité et même de sympathie.

Elle fit donc brièvement le récit de leur existence depuis la mort de M. Elyanni. Parfois, la comtesse lui adressait une question. Entre autres choses, elle s’informa de l’état des finances de l’orpheline. Myrtô lui apprit qu’il ne lui restait rien, sauf un mince capital représentant une rente de quatre cents francs.

Oui, vous me disiez cela dans votre lettre, mais je pensais que vous possédiez peut-être quelques autres petites ressources. Hedwige avait de fort beaux bijoux, des diamants pour une somme considérable…

Tout a été vendu au moment de la maladie de mon père, sauf une croix en opales à laquelle ma mère tenait beaucoup.

Oui, c’est un bijou de famille qui venait d’une aïeule. Ainsi donc, vous ne possédez rien, mon enfant ?… Et vous n’avez aucune parenté du côté paternel ?

Aucune, Madame. La famille de mon père était déjà complètement éteinte à l’époque de son mariage.

La comtesse passa lentement sur son front sa main fine admirablement gantée.

En ce cas, mon enfant, il me paraît que mon devoir est tout tracé. Vous êtes une Gisza par votre mère — cela, personne de notre parenté ne peut le discuter — vous avez donc droit à l’abri de mon foyer…

Madame, je ne demande qu’une chose ! interrompit vivement Myrtô. C’est que vous m’aidiez à trouver une situation sérieuse, dans une famille sûre… Car mon seul désir est de gagner ma vie, et je n’accepterais jamais de me trouver à votre charge.

Les sourcils blonds de la comtesse se froncèrent légèrement.

Une situation, dites-vous ?… Et laquelle donc ? institutrice, demoiselle de compagnie ?… Tout d’abord, je vous répondrai que vous êtes beaucoup trop jeune, et que… enfin, que vous avez un visage… des manières qui rendront difficile pour vous une position de ce genre.

Myrtô rougit et des larmes lui montèrent aux yeux. Elle était si totalement dépourvue de coquetterie que le compliment implicite contenu dans la constatation de son interlocutrice ne lui avait causé qu’une impression pénible, en lui faisant toucher du doigt l’obstacle qui s’élevait devant ses rêves de travail.

Mais cependant, il faut que je gagne ma vie ! dit-elle en tordant inconsciemment ses petites mains.

Mon enfant, laissez-moi vous dire qu’il me paraît impossible de vous laisser remplir des fonctions subalternes quelconques, du moment où vous êtes ma parente. Il me déplairait fort, je vous l’avoue, qu’une jeune fille pouvant se dire ma cousine devînt, par exemple, la demoiselle de compagnie d’une de mes connaissances… Non, décidément, il n’y a qu’un moyen, du moins pour le moment : c’est que vous acceptiez mon aide, pour vivre dans une pension de dames, où vous vous trouverez en sécurité…

Et dans ce cas, en serai-je plus avancée d’ici deux ans, d’ici cinq ans ? s’écria Myrtô. Non, c’est impossible, il faut que je travaille, je ne veux pas tout devoir à votre charité !

La comtesse, surprise, considéra quelques instants la charmante physionomie empreinte d’une fière résolution.

C’est que me voilà fort embarrassée, alors !… Je ne vois vraiment pas trop… À moins que… Mais oui, cela arrangerait tout ! s’écria-t-elle d’un ton triomphant, en se frappant le front. Vous m’avez dit que vous aviez des diplômes ?

Oui, mes deux brevets.

Vous êtes musicienne ?

Violoniste.

Oh ! parfait ! Mes filles adorent la musique, et vous enseigneriez le violon à Renat… Vous dessinez peut-être aussi ?

Mais oui, un peu.

Tout à fait bien !… Connaissez-vous la langue magyare ?

Comme le français. Nous parlions indifféremment l’un et l’autre, ma pauvre maman et moi. Je parle également le grec, et un peu l’allemand.

Allons, mon enfant, je crois que tout va s’arranger ! dit la comtesse d’un ton satisfait, en saisissant la main de la jeune fille. Voici ce que je vous propose : Fräulein Loenig, l’institutrice bavaroise de mes enfants, doit nous quitter l’année prochaine. Voulez-vous accepter de la remplacer ? Comme son engagement avec moi court pendant un an encore, et que je n’ai aucun motif de lui infliger le déplaisir d’un renvoi avant l’heure, vous demeureriez en attendant avec nous, vous donneriez des leçons de violon à mon petit Renat, vous feriez de la musique avec mes filles aînées… Enfin, vous trouverez à vous occuper, quand ce ne serait qu’à me faire la lecture, mes yeux se fatiguant beaucoup depuis un an.

De cette manière, oui, j’accepte avec reconnaissance ! dit Myrtô dont la physionomie s’éclairait soudain. Je vous remercie, Madame.

Ne me remerciez pas encore mon enfant, car ceci n’est qu’un projet tout personnel, que je désire fort voir aboutir, mais pour lequel il me faut l’approbation du prince Milcza, mon fils aîné. Je vis chez lui, et je ne puis vous prendre pour ainsi dire sous ma tutelle sans savoir ce qu’il en pensera… Mais ne craignez pas trop, il est fort probable qu’il me répondra que la chose lui importe peu… Quant à la question des appointements, je ferai comme pour Fräulein Loenig…

Un geste de Myrtô l’interrompit.

Avant toute chose, il vous faudra juger, Madame, si je suis capable de remplacer l’institutrice de vos enfants. Cette question pourra donc s’arranger plus tard, il me semble.

Oh ! certainement !… Voulez-vous venir dès maintenant avec moi, si vous vous trouvez trop seule ici ?

J’aimerais à rester encore dans cet appartement, dit Myrtô dont les yeux s’emplirent de larmes.

Comme vous le voudrez, mon enfant. Je vais donc écrire immédiatement à mon fils, afin que nous soyons fixées le plus tôt possible. Espérez beaucoup. Je lui parlerai de l’obligation pour nous de ne pas laisser à l’abandon une jeune fille qui a dans les veines du sang de Gisza. C’est la seule considération capable de le toucher, car essayer de l’attendrir serait peine perdue… Mais, dites-moi, quel est votre prénom, enfant ?

Myrtô, Madame.

Myrtô ! répéta la comtesse d’un ton surpris et mécontent. Pourquoi Hedwige ne vous a-t-elle pas donné un nom de notre pays ?… Êtes-vous catholique, au moins ?

Oh ! oui, Madame, comme ma chère maman !… Et je m’appelle Gisèle-Hedwige-Myrtô. C’est mon père qui a voulu que l’on me donnât habituellement ce nom.

Enfin, cela importe peu, dit la comtesse en se levant. Puisque vous préférez rester ici aujourd’hui, voulez-vous venir déjeuner avec nous demain ?… Nous n’aurons personne, soyez sans crainte, ajouta-t-elle en voyant le regard que la jeune fille jetait sur sa robe de deuil.

Bien que Myrtô eût fort envie de refuser, elle se força raisonnablement à répondre par un acquiescement, et prit l’adresse que lui dictait la comtesse.

Je vais maintenant me faire conduire au cimetière, dit cette dernière en lui tendant la main. Je veux prier sur la tombe de ma pauvre Hedwige… À demain, mon enfant.

Oui, Madame, et merci de votre sympathie, et de l’espoir que vous m’ouvrez ! dit Myrtô avec émotion.

Appelez-moi votre cousine, je n’ai pas l’intention de me faire passer pour une étrangère vis-à-vis de vous… Allons, au revoir, Myrtô… Tenez, je vais vous embrasser en souvenir d’Hedwige.

Elle lui mit sur les deux joues un léger baiser et s’éloigna, laissant dans la salle à manger un subtil parfum.

Myrtô rentra dans sa chambre, elle s’assit de nouveau près de la fenêtre et appuya son front sur sa main.

Cette visite venait de soulever légèrement le poids très lourd qui pesait sur son jeune cœur. Elle avait senti chez la comtesse Zolanyi une certaine dose de sympathie, et le désir sincère de l’aider à sortir d’embarras. Comme elle avait craint de se heurter à la morgue patricienne de cette cousine de sa mère, elle ne songeait pas à se dire que la comtesse eût pu montrer envers elle un peu plus de chaleur, insister pour l’enlever à sa solitude, pour lui faire connaître ses filles, ne pas laisser si bien voir, en un mot, qu’elle ne remplissait qu’un devoir strict commandé par ses liens de parenté avec Myrtô, peut-être un peu, aussi, par l’affection conservée pour sa cousine Hedwige.

Non, Myrtô remerciait Dieu qui lui laissait entrevoir une lueur d’espérance dans la douleur où venait de la plonger la perte de sa mère, elle songeait qu’il serait moins dur, après tout, de remplir ce rôle d’institutrice près de parents plutôt qu’envers des étrangers quelconques… Et ce lui fut une pensée consolante de se dire qu’elle allait peut-être connaître le pays de sa mère, la Hongrie toujours aimée d’Hedwige Gisza.



À suivre...



0 commentaires:

Enregistrer un commentaire