Chapitre X

Chapitre X

Le prince Milcza ensevelit lui-même son fils, sans vouloir accepter d’autre aide que celle de Myrtô. Le petit prince, à cause de la contagion, ne pouvait être exposé dans la grande galerie de la chapelle, comme l’avaient été avant lui tous les Milcza. Il demeura donc dans sa grande chambre blanche, entouré de lumière, sa tête reposant sur un coussin de velours blanc, ses petites mains jointes sur une croix d’argent.

Cette croix était celle qui avait reçu le dernier soupir de Madame Elyanni. Myrtô, une fois l’ensevelissement terminé, avait jeté autour d’elle un coup d’œil pour chercher un crucifix. Mais elle n’avait vu qu’une statue de la Vierge, une petite merveille d’ivoire. Alors, sans hésiter, elle avait sorti de son corsage le cher souvenir et l’avait mis entre les petites mains que les doigts frémissants du prince Milcza venaient de joindre.

Maintenant que ses traits étaient reposés, l’enfant avait presque repris son aspect accoutumé. Mais, pour la première fois, Myrtô s’avisa, maintenant que les grands yeux noirs étaient clos, que l’enfant ressemblait à sa mère.

Le Père Joaldy, le docteur, Katalia, la femme de charge, que n’effrayait pas la crainte de la contagion, se succédèrent pour la veillée funèbre. Myrtô, anéantie de fatigue et d’émotion, dut céder à l’aumônier et aller se reposer quelques heures. Mais elle revint bien vite reprendre sa place près du petit être auquel la douloureuse nuit d’agonie l’avait unie par des liens indestructibles.

Le prince Milcza ne quitta pas une seconde la chambre mortuaire, il déposa lui-même dans le cercueil doublé de satin blanc le corps de son fils. Dans son visage rigide, aussi pâle que celui du petit mort, les yeux seuls laissaient voir quelque chose du désespoir affreux qui devait broyer ce cœur d’homme.

Les funérailles se déroulèrent avec la pompe accoutumée dans la chapelle du château. Pour la première fois, Myrtô vit occupé un des fauteuils princiers… pour la première fois aussi, elle vit le prince Milcza en vêtements noirs.

Les yeux de la jeune fille, gonflés de larmes, s’attachaient avec une ardente compassion sur la haute silhouette debout en avant de tous. Même en ce jour où il était si profondément frappé, le prince Milcza ne courbait pas la tête devant son Dieu.

Du cœur de Myrtô, une supplication jaillit, fervente et douloureuse :

Mon Dieu, ayez pitié de lui !… Donnez-lui la force, donnez-lui la foi !

Le petit cercueil fut descendu dans la crypte où reposaient déjà tant de princes Milcza. Lentement, le prince Arpad l’aspergea d’eau bénite… Puis, se détournant, il écarta d’un geste impérieux tous ceux qui étaient là, sa famille, la domesticité, les tenanciers, et il sortit rapidement, sans attendre que, selon l’usage, tous eussent défilé devant lui.

Myrtô, par un suprême effort d’énergie, avait pu se soutenir jusque-là. Mais, une fois remontée dans sa chambre, elle tomba sur un fauteuil, défaillante de lassitude physique et morale à la suite de ces trois journées douloureuses où, après l’agonie de l’enfant, elle avait assisté à celle du père, muette mais effrayante.

Dans son cerveau fatigué, dans son cœur péniblement serré, un sentiment dominait tout en ce moment : une compassion immense, navrée, pleine d’angoisse, pour ce père dont elle avait compris l’épouvantable déchirement, pour cette âme qui allait se trouver seule dans sa lutte contre la douleur atroce de la séparation… bien seule, hélas, puisqu’elle était éloignée de son Dieu !

Et personne ne pouvait tenter de l’enlever à son effroyable solitude, personne ne pouvait essayer de lui parler de résignation… Non, pas même sa mère. Tout son cœur s’était donné à l’enfant bien-aimé, et maintenant que Karoly n’était plus, le prince Milcza devait considérer l’existence comme un épouvantable désert.

Un remords surgit tout à coup dans l’esprit de Myrtô, au souvenir d’un bref petit incident de la veille. Au moment de mettre l’enfant dans son cercueil, le prince avait enlevé le crucifix placé entre les mains de Karoly et avait demandé, en levant vers Myrtô ses yeux où demeurait une expression de désespoir immense :

Cette croix vous rappelle-t-elle quelque souvenir cher ?

Oui, prince, elle était entre les mains de ma mère morte.

Ah ! avait-il murmuré en la lui tendant.

Maintenant, elle pensait qu’il eût été heureux sans doute de conserver ce crucifix en souvenir de son enfant, et qu’elle aurait dû le lui laisser. La chère morte, du haut du ciel, aurait béni ce sacrifice de sa fille en faveur d’un malheureux incroyant à qui la divine image eût pu apporter une force et une consolation dans la nuit affreuse où se débattait sans doute son âme meurtrie.

Ce regret devint pour Myrtô une véritable souffrance. Demain, elle donnerait la croix à la comtesse Zolanyi en la priant de la remettre à son fils… Si elle l’avait osé, elle l’aurait fait porter dès ce soir au prince Milcza.

Mais Katalia, qui vint de la part de la comtesse s’informer de ses nouvelles et lui offrir ses soins, lui apprit que le prince s’était enfermé dans son cabinet de travail en défendant de le déranger sous quelque motif que ce fût.

Myrtô se mit au lit en refusant toute nourriture. Sa gorge, serrée par la fatigue et le chagrin, eut peine à avaler l’infusion calmante que lui apporta Katalia… Et les heures s’écoulèrent, très lentes, ne lui amenant que l’insomnie, peuplant son cerveau d’angoisses imprécises.

À l’aube, son corps se trouvait un peu reposé, mais son cerveau était plus las encore que la veille. Une sorte d’inquiétude nerveuse agitait Myrtô, si calme, si raisonnée d’ordinaire, et l’obligea enfin à se lever. Elle ouvrit sa fenêtre, l’air du matin, frais et léger, lui fit du bien, et elle pensa qu’une promenade matinale calmerait peut-être ses nerfs surexcités après la pénible tension des jours précédents. Elle s’habilla, jeta un manteau sur ses épaules et descendit, sans rencontrer personne dans le château encore endormi, jusqu’à une petite porte de service par où elle sortait du château quand la comtesse Zolanyi avait des hôtes et que Myrtô ne voulait pas risquer de rencontrer ceux-ci.

Le voile rosé de l’aube s’écartait lentement, le soleil commençait à rayonner, très doux, irisant les gouttes de rosée semées sur les feuillages du parc, faisant étinceler le vitrage des serres. La brise fraîche vivifiait un peu les nerfs fatigués de Myrtô, elle atténuait la souffrance du cercle douloureux qui lui serrait les tempes…

Elle s’en allait ainsi vers le temple grec. Là, plus qu’ailleurs, elle retrouverait le souvenir de celui qui était maintenant un ange près de Dieu. Là, elle pourrait se remémorer avec une poignante douceur les heures parfois pénibles, mais si souvent consolantes, passées près de l’enfant capricieux et tendre, sur lequel elle avait exercé, par le seul charme de son regard, de son sourire, de sa fermeté affectueuse, une influence chaque jour plus puissante, et qui l’avait aimée au point de mêler son nom à celui de son père dans sa dernière parole.

Myrtô avait pris un sentier qui la conduisait au bord du petit lac. Elle contourna celui-ci, longea la muraille de marbre du temple… Sur le sol couvert d’un épais gazon velouté, son pas léger glissait, sans bruit…

Elle contourna la base du péristyle et s’arrêta tout à coup… Quelqu’un l’avait précédée dans ce lieu cher à Karoly. Le prince Arpad se tenait debout, appuyé à une des colonnes du péristyle, les bras croisés, les yeux fixés sur l’endroit de la pelouse où était posée habituellement la chaise-longue de Karoly. Un rayon de soleil, glissant en biais le long des colonnes, éclairait son visage pâle, creusé par une douleur sans nom…

Il décroisa tout à coup les bras, le soleil frappa, dans sa main droite, un objet brillant…

Myrtô avait vu, elle avait compris… Elle s’élança, elle gravit les degrés avec un cri d’angoisse…

Il se détourna brusquement et recula un peu en la voyant se dresser devant lui, pâle comme une morte, les yeux dilatés d’horreur et de reproche.

Vous !… vous ! dit-il sourdement.

Prince !… oh ! qu’alliez-vous faire ? murmura-t-elle avec une intraduisible expression de douleur.

Une flamme de colère passa dans le regard du prince.

Que venez-vous faire ici ? dit-il avec violence. Laissez-moi… Retirez-vous !

Vous laisser accomplir ce crime ! dit-elle dans un cri d’indignation. Non, non, cela ne se fera pas !

Cela se fera, parce que je le veux… parce que la vie n’est plus rien pour moi, maintenant. Pensez-vous que je puisse vivre sans lui, mon bien-aimé ?… Non, non, cela est impossible, et je vais m’en aller aussi. Partez vite… Si vous n’étiez arrivée, ce serait fini déjà.

Je vous en supplie ! s’écria-t-elle en joignant les mains, affolée par cet accent de douleur passionnée où elle sentait passer une irrévocable décision. Vous êtes chrétien, n’oubliez pas votre âme !… Oh ! je vous en prie ! dit-elle dans un sanglot.

Un long tressaillement secoua le corps du prince, ses traits se crispèrent une seconde… Et soudain, une lueur d’effrayante colère traversa son regard…

Non, non, vous ne me vaincrez pas ! Je veux mourir, vous ne serez pas plus forte que moi… Retirez-vous, vous dis-je !

Elle se dressa, les yeux étincelants, la tête haute…

Non, je resterai ! Nous verrons si vous aurez le courage de vous tuer devant moi ! Pensez-vous donc, par ce crime, retrouver votre fils près de Dieu !… Et ne songez-vous pas qu’en agissant ainsi, vous n’êtes qu’un lâche ?

Une exclamation de fureur s’échappa des lèvres du prince, sa main droite se leva, une détonation retentit…

Myrtô avait fait un brusque mouvement de côté, la balle la frôla seulement… À demi évanouie d’émotion et d’effroi, la jeune fille tomba sur le dernier degré du péristyle.

Myrtô !

Il était devant elle, agenouillé sur les degrés de marbre, ses mains saisissaient celles de la jeune fille, son regard plein de terreur et d’angoisse s’attachait sur le visage aussi blanc que les colonnes de marbre…

Myrtô, êtes-vous blessée ?

Non, grâce à Dieu, répondit-elle faiblement.

Misérable que je suis ! dit-il d’un ton de sourd désespoir. Vous !… vous qui avez prodigué votre dévouement à mon enfant !… vous qui avez risqué votre vie pour lui !… Myrtô, pardonnerez-vous jamais à ce malheureux fou !… Car j’étais fou de douleur, tout à l’heure, après cette nuit atroce où j’ai revu sans cesse, mon amour, mon Karoly.

Oui, vous n’étiez plus vous-même, je l’ai compris, dit-elle avec douceur. Moi, je n’ai rien à vous pardonner… ce n’est pas moi, prince, que vous avez offensée par votre accès de désespoir.

Je ne crois plus, dit-il d’un ton où Myrtô sentit passer une profonde amertume.

Des larmes montèrent aux yeux de Myrtô, ses mains frémirent un peu dans celles du prince…

Le voilà, votre grand malheur ! dit-elle d’une voix étouffée par l’émotion. Si vous aviez la foi, votre douleur aurait été supportable… Mais réellement, je ne puis croire que vous, élevé chrétiennement, n’en ayez pas conservé au fond du cœur au moins une légère étincelle !

Il s’était levé, en tenant toujours une des mains de la jeune fille, son regard adouci enveloppait le beau visage attristé où rayonnait l’âme fervente et si ardemment chrétienne de Myrtô…

Je ne sais, murmura-t-il pensivement. Mon cœur s’est endurci, mon âme s’est voilée… Mais c’est assez parlé de moi, il faut songer à vous. Vous voilà encore toute tremblante, ma pauvre enfant !

Ce n’est rien… Je suis beaucoup plus impressionnable depuis quelques jours, à cause de la fatigue, je pense…

Oui, vous avez prodigué vos forces pour lui, et voilà comment son père vous remercie !… Myrtô, je vais chercher le docteur Hedaï…

Oh ! non certes ! dit-elle vivement. Il n’est pas nécessaire que personne sache ce qui s’est passé.

Vous êtes trop généreuse, dit-il avec émotion. Mais je n’accepterai pas que votre santé en souffre. Le docteur sera discret…

Je vous assure que c’est inutile. Je vais rentrer tout doucement au château…

Et, en parlant ainsi, elle se mettait debout. Mais elle chancela un peu et se retint au bras que le prince étendait vers elle.

Vous le voyez, vous n’êtes pas bien forte encore. Permettez-moi au moins de vous offrir l’appui de mon bras pour revenir jusqu’au château.

Elle le regarda d’un air perplexe.

Mais on se demandera ce que signifie… Et si l’on me fait des questions ?...

Il eut un geste contrarié et un impatient mouvement de sourcils.

Vous renverrez les questionneurs à leurs affaires, voilà tout !

Même si c’est votre mère ?

Ma mère dort encore à cette heure. Les domestiques se lèvent à peine, les jardiniers n’ont certainement pas commencé leur travail… Du reste, faible comme vous l’êtes, je ne vous laisserai certainement pas retourner seule quand même je devrai raconter devant tous ce qui s’est passé tout à l’heure.

Subjuguée par la décision de son accent, elle posa sa main sur le bras qu’il lui présentait, et soutenue par lui, descendit lentement les degrés.

Un frisson la secoua tout à coup. À quelques pas d’elle, elle venait d’apercevoir le revolver que le prince avait jeté loin de lui au moment où il s’élançait vers elle.

Oh ! pardon, j’aurais dû le faire disparaître ! dit-il.

Il le ramassa et le glissa dans une poche de son vêtement. Il rencontra alors le regard de Myrtô, exprimant une supplication poignante.

Oui, je vous promets de ne plus m’en servir pour un pareil motif, dit-il avec émotion. Mais vous prierez un peu pour moi, Myrtô, car je souffre tant !

La main de Myrtô se glissa dans son corsage, elle y prit la petite croix d’argent. Ses grands yeux émus et doux se levèrent vers le prince.

Je ne sais si je me suis trompée, dit-elle timidement, mais j’ai cru comprendre que vous seriez heureux de garder cette croix en souvenir de votre cher petit. Si vous vouliez l’accepter ?

Oh ! non, non ! dit-il vivement. Vous êtes admirablement bonne et délicate, mais je refuse ce sacrifice, Myrtô.

Acceptez, je vous en prie ! Je serai si heureuse de penser que vous portez comme une égide ce souvenir de notre rédemption qui a reçu le dernier soupir de ma chère chérie et de votre petit bien-aimé !

Et, doucement, elle lui mettait la croix dans la main.

Mais vous… vous ? dit-il d’une voix étouffée par l’émotion.

Moi, je penserai avec bonheur que cette croix vous aidera peut-être à trouver la résignation et le repos, répondit-elle gravement.

Il entrouvrit son vêtement et introduisit la croix dans une poche intérieure.

Je n’ai pas de paroles pour vous remercier, Myrtô ! Mais souvenez-vous que vous pouvez maintenant tout demander à votre cousin.

Il lui présenta de nouveau le bras, et tous deux prirent le chemin du château.

Comme l’avait dit le prince, les jardins étaient complètement déserts, le château encore endormi. Avant d’y atteindre, Myrtô s’arrêta.

Maintenant, je pourrai rentrer seule. Je vous remercie, prince.

Prince ! dit-il d’un ton de reproche. Ne voulez-vous pas me traiter en cousin, Myrtô ? Il est vrai que, jusqu’ici, le triste misanthrope que je suis n’avait pas revendiqué les privilèges de ce lien de parenté. Mais celui-ci se trouve renforcé maintenant par l’admirable dévouement dont vous avez entouré mon enfant… Et vous me montreriez ainsi que vous m’avez bien pardonné cette épouvantable seconde de folie qui sera un des plus douloureux souvenirs de ma vie.

Oh ! n’y songez plus, je vous en prie !… Et je suis si heureuse que Dieu, dans sa miséricorde, m’ait permis d’arriver à ce terrible instant !… Oh ! non, rassurez-vous, je ne vous en veux pas, mon cousin !

D’un geste timide, elle lui tendait la main.

Merci, Myrtô !

Il se courba, effleura de ses lèvres les petits doigts de la jeune fille et s’éloigna lentement, non sans se retourner plusieurs fois pour s’assurer, sans soute, qu’elle n’avait plus besoin de son aide.

Elle regagna assez facilement sa chambre. Mais en y arrivant, elle fut prise d’une défaillance, et n’eut que le temps de se laisser tomber sur un fauteuil. Ce fut là que Thylda la trouva deux heures plus tard, en venant faire la chambre… Et la jeune servante descendit précipitamment, répandant le bruit que Mademoiselle Myrtô était atteinte de la maladie qui avait emporté le petit prince.



À suivre...

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