Chapitre V

Chapitre V

Le lendemain matin, en sortant de la chapelle, Myrtô trouva à la porte Constance, la femme de chambre parisienne de la comtesse Zolanyi, qui l’informa que sa maîtresse désirait lui parler.

Myrtô, un peu surprise, la suivit jusqu’à l’appartement de la comtesse. Celle-ci était encore couchée. Elle tendit la main à la jeune fille en s’écriant :

Arrivez vite, enfant ! Mon fils vient de m’envoyer un mot… Du reste, je m’y attendais, après ce qui s’est passé hier. Il paraît que l’enfant n’a fait que parler de vous toute la soirée, et ce matin encore, à peine éveillé. Le prince demande donc que vous passiez la matinée et l’après-midi près de son fils.

Si cela peut faire plaisir au pauvre petit, certainement… Mais j’ai ce matin la leçon de Renat…

La comtesse leva les mains au ciel.

Il s’agit bien de Renat ! Karoly vous veut près de lui, le prince Milcza ordonne que nous nous rendions au désir de l’enfant — car le mot “demander” ne signifie pas autre chose sous sa plume ou dans sa bouche, il faut vous mettre cela dans l’idée, Myrtô. Ni vous, ni moi ne sommes laissées libres de refuser… Allez donc vite rejoindre l’enfant. Vous le trouverez dans le parc, près du petit temple grec. Par ordonnance médicale, il passe là toutes ses journées dès que le temps le permet. Emportez un livre, un ouvrage pour ne pas trop vous ennuyer… Ciel ! j’allais oublier ! Mon fils demande que vous ne mettiez pas une robe noire, il n’aime pas à voir de couleurs sombres près de l’enfant.

Mais, je ne peux pas… je suis en grand deuil ! Murmura Myrtô.

La comtesse eut un geste d’impatience.

Mettez une robe blanche quand vous irez près de Karoly, vous la quitterez ensuite. Je vous le répète, il n’y a pas à discuter une demande ou un désir du prince Milcza. Dépêchez-vous, l’enfant vous attend avec impatience.

Myrtô regagna sa chambre, elle sortit une des robes blanches qu’elle portait à Neuilly. Des larmes lui montèrent aux yeux tandis qu’elle s’en revêtait, au souvenir de celle qui avait toujours voulu la voir habillée ainsi. Elle s’était pliée, par affection filiale, à cette exigence puérile et souvent gênante. Aujourd’hui, une autorité étrangère lui imposait la même obligation, et elle venait d’éprouver soudain la très vive sensation de sa position dépendante, en entendant la comtesse lui faire nettement comprendre qu’elle ne pouvait songer seulement à discuter l’ordre dont elle était l’objet.

Cependant, l’âme fière et énergique de Myrtô ne se serait pas soumise si facilement s’il ne s’était agi d’éviter peut-être une impression désagréable à un enfant malade. Pour un motif de ce genre seulement, elle pouvait faire trêve extérieurement au grand deuil dont son cœur ressentait le douloureux brisement.

Une demi-heure plus tard, elle pénétrait dans le parc. Elle ne connaissait pas encore le temple grec, dont les jeunes comtesses évitaient soigneusement l’approche. Aussi s’arrêta-t-elle, charmée, devant la petite merveille qui se dressait tout à coup au fond d’une vaste clairière. Sur le feuillage environnant, le temple de marbre s’enlevait, tout blanc, d’une pureté de ligne idéale. À droite, entre les arbres, étincelait l’eau bleue d’un petit lac sur lequel voguaient quelques cygnes.

Au bas des degrés du péristyle, le petit Karoly était étendu sur une chaise longue. À quelques pas de là, Marsa, la servante qui était son ancienne nourrice, travaillait à une broderie. Plus loin, sur un des degrés, était assis un garçonnet d’une dizaine d’années, petit blond à l’air craintif et rêveur, vêtu d’un riche costume hongrois.

Karoly tourna la tête, il aperçut Myrtô et jeta un cri de joie en tendant les bras vers elle.

Oh ! venez vite, Myrtô !… Je suis si content !

Émue de cette joie enfantine, elle s’assit près de lui, et, tendrement, caressa la petite tête qui s’appuyait contre son épaule. Le petit garçon, ravi, répétait :

Je suis content !… je suis content !… Et vous avez une robe blanche ! Je n’aime pas le noir, c’est vilain, c’est triste.

Il fallut que Myrtô lui racontât une histoire. Puis, fatigué, il s’endormit, appuyé contre la jeune fille. Celle-ci, n’osant faire un mouvement de crainte de l’éveiller, demeura inactive, en apparence du moins, car intérieurement, elle priait pour les âmes qui l’entouraient, pour ce pauvre petit être si fidèle dont la faiblesse et l’affection spontanée faisaient vibrer les instincts de tendresse maternelle très développés dans son cœur. Les petits enfants du patronage de Neuilly savaient ce qu’il y avait pour eux de douceur, de dévouement, d’aimable gaîté chez “la chère demoiselle Myrtô”, et ce fils de prince, ce petit magnat l’avait deviné aussitôt dans le seul regard de Myrtô.

Karoly s’éveilla au moment où apparaissait le maître d’hôtel suivi de plusieurs domestiques portant une table et les éléments d’un couvert. Lorsque le temps était beau, le prince et son fils prenaient leur repas ici, ainsi que Karoly l’apprit à Myrtô.

Et vous allez aussi déjeuner avec nous, Myrtô, dit l’enfant en lui prenant la main.

Oh ! mais non, mon chéri, cela ne se peut pas ! dit-elle vivement. Je déjeune avec votre grand’mère et vos tantes…

Si, si, je le veux ! et papa le voudra aussi, si je lui demande.

Voyons, soyez raisonnable, mon petit Karoly, dit doucement Myrtô. Je reviendrai aussitôt après, je vous le promets.

Elle s’éloigna, ne sachant trop si elle avait réussi à persuader l’enfant.

La comtesse et ses enfants se trouvaient déjà à table, lorsqu’elle entra dans la salle à manger. Irène, tout en l’enveloppant du coup d’œil jaloux qui lui était coutumier envers cette trop jolie cousine, demande ironiquement :

Vous êtes-vous bien amusée, Myrtô ?

Le devoir est rarement un amusement, répondit Myrtô avec froideur. J’ai été simplement heureuse de donner un peu de contentement à ce pauvre petit malade.

Ah ! si vous avez des instincts de sœur de charité, tant mieux pour vous ! dit Irène. Ils ne seront pas de trop en la circonstance.

Mais, Irène !… mais, Irène ! s’écria la comtesse d’un ton mécontent.

Eh bien ! Maman, qu’est-ce que je dis de si terrible ? riposta la jeune fille. Myrtô ne tardera pas à s’apercevoir de la vérité de mes paroles, et peut-être sa belle sérénité ne durera-t-elle pas longtemps… Je vous crois un peu présomptueux, Myrtô. Nous verrons si vous aurez même ma résistance…

Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, et, voyant que les domestiques étaient en ce moment éloignés, elle se pencha vers Myrtô.

… Il y a deux ans, c’était sur moi que l’enfant avait jeté son dévolu. Il ne fallait pas que je le quitte de la journée, je devais me plier à tous ses caprices, rire lorsqu’il le voulait, demeurer à d’autres moments de longues heures inactive et immobile. Quand ma mère se prépara à partir pour passer comme de coutume l’hiver à Vienne, le prince déclara que je resterais à Voraczy, pour tenir compagnie à Karoly. Ce que j’ai pleuré en les voyant tous partir !… Mais il fallait paraître gaie devant l’enfant et devant son père, supporter sans broncher une perpétuelle contrainte, un ennui dévorant. Je tombai malade, le prince dut alors me renvoyer à Vienne. Mais il ne m’a jamais pardonné cela.

Il est inutile de décourager d’avance Myrtô en lui racontant toutes ces choses, dit la comtesse d’un ton désapprobateur. D’ailleurs, elle est peut-être plus patiente que toi…

L’entrée d’un domestique fit changer la conversation… Myrtô, le déjeuner fini, se dirigea de nouveau vers le temple grec. Karoly l’accueillit avec les mêmes démonstrations de joie, et il fallut commencer aussitôt une grande partie d’une sorte de jeu d’oie qui passionnait l’enfant. Un troisième partenaire se joignit à lui et à Myrtô. C’était Miklos, le petit Hongrois, fils d’un ispan du prince, qui était attaché au service et à l’amusement de Karoly.

Myrtô s’aperçut alors que le petit prince n’était pas toujours l’enfant doux et facile qu’il s’était montré le matin. Fantasque et volontaire, facilement maussade, il était un vrai petit tyran pour Miklos, humble et soumis devant lui. Un moment, sans raison, sa main s’abattit sur le visage du petit serviteur. Myrtô s’écria vivement :

Oh ! Karoly, comme c’est mal, cela ! Vous n’êtes pas gentil du tout !

La nourrice interrompit son ouvrage et la regarda avec effarement, le petit Miklos demeura un instant bouche bée, et Karoly ouvrit de grands yeux en s’écriant :

Mais, Myrtô, il n’y a que papa qui ait le droit de me gronder !… Et vous, vous êtes là pour m’amuser, pour me dire de belles histoires. Racontez-m’en une… Va-t’en, Miklos, je ne veux pas tu entendes !

Laissez donc ce pauvre petit écouter, au contraire, cela le distraira, dit Myrtô touchée par l’air malheureux du petit garçon qui se levait pour s’éloigner.

Non, non, je ne veux pas !… Va-t’en, Miklos ! dit Karoly avec colère.

Myrtô posa sa main sur celle de l’enfant et le couvrit d’un regard de pénétrant reproche.

Vous me faites beaucoup de peine, Karoly. C’est mal d’être si dur envers ce pauvre petit qui paraît si doux et qui doit vous être tellement dévoué. Vous offensez ainsi beaucoup ce bon Dieu qui nous a tant ordonné d’être bons les uns pour les autres.

Le bon Dieu ? dit rêveusement Karoly. Papa ne m’en parle jamais. Marsa me fait dire une petite prière, le Père Joaldy vient quelquefois s’asseoir près de moi et me parle du petit Jésus et de la Sainte Vierge. J’aime bien l’entendre… Mais il ne faut pas dire que je vous fais de la peine, Myrtô, fit-il en appuyant câlinement sa joue contre la main de la jeune fille.

Si, je le dis, parce que c’est la vérité. Voyons, me promettez-vous d’être meilleur pour ce pauvre Miklos, mon petit Karoly ?

L’enfant leva vers Myrtô ses grands yeux noirs semblables à ceux de son père et dit gravement :

Je tâcherai… Et puis, je demanderai à papa s’il permet que vous me grondiez, parce que vous le faites si bien !

Myrtô ne put s’empêcher de rire et se pencha pour embrasser Karoly en signe de réconciliation. Après quoi l’enfant ayant appelé Miklos près de lui, elle commença une merveilleuse histoire.

Au moment le plus pathétique, Marsa se leva vivement en disant :

Voilà Son Excellence !

Ah ! papa ! dit joyeusement Karoly.

Le prince Milcza, suivi de ses lévriers, arrivait en contournant le petit temple. Karoly s’écria gaiement :

Venez vite vous asseoir, papa, pour que Myrtô continue son histoire !

Le prince s’avança, s’inclina devant Myrtô et prit place sur un fauteuil au pied de la chaise longue en disant avec une hautaine tranquillité :

Continuez donc, Mademoiselle.

Il ouvrit un livre et parut s’absorber dans sa lecture, au grand contentement de Myrtô. Elle réussit à secouer la gêne que lui avait causée son apparition, et termina l’histoire à l’entière satisfaction de Karoly.

Oh ! que c’est joli, Myrtô !… Et vous racontez si bien… Dites, papa ?

Très bien, répondit distraitement le prince sans lever les yeux de dessus son livre.

Vous allez m’en dire encore une, Myrtô, continua l’enfant.

Je crois, mon cher petit, qu’il est plus raisonnable de nous arrêter aujourd’hui. Vous voilà un peu agité, attendons à demain, et je vous raconterai alors quelque chose de très amusant.

Non, tout de suite, Myrtô !

Le prince interrompit sa lecture et dit froidement :

Vous pouvez contenter le désir de Karoly, Mademoiselle.

Son ton signifiait clairement : “Je veux que vous le contentiez”.

Myrtô commença donc une nouvelle histoire. Puis l’enfant, satisfait, lui laissa un moment de repos, et elle put prendre quelques instants son ouvrage.

À cinq heures, on apporta le café et le lait du petit prince. Le prince Arpad posa son livre près de lui et dit avec une froide politesse :

Vous demanderai-je de nous servir, Mademoiselle ?

Décidément, la comtesse Zolanyi n’avait pas tort en disant à Myrtô que les mots empruntés au vocabulaire de la courtoisie mondaine prenaient, dans la bouche du prince Milcza, une signification impérieuse des plus marquées, qui ne laissait pas place au refus.

Tandis qu’elle s’approchait de la table, le prince se leva, et, se penchant sur la chaise longue, prit l’enfant entre ses bras. Il se mit à se promener de long en large, tenant pressé contre lui le petit être dont la tête retombait sur son épaule.

Ah ! papa, j’ai quelque chose à vous demander ! dit tout à coup Karoly. Est-ce que vous permettez à Myrtô de me gronder, quelquefois ?

Je ne le permets à personne… Mademoiselle Elyanni n’a à s’occuper que de te distraire et de t’amuser, le reste me regarde.

Ces mots tombèrent, nets et glacés, des lèvres du prince Arpad… Myrtô se détourna légèrement pour dérober la rougeur qui couvrait son visage et saisit la cafetière d’une main un peu frémissante.

C’est dommage, elle gronde très bien, continua le petit garçon. Il paraît que j’ai été méchant pour Miklos. Vous ne me l’avez jamais dit, papa ?

Ne t’occupe pas de cela, et fais ce que tu voudras de Miklos, dit le prince d’un ton bref.

Il s’assit de nouveau et garda l’enfant sur ses genoux. Myrtô apporta le lait de Karoly, posa silencieusement sur une petite table près du prince un plateau garni, et reprit sa place et son ouvrage.

Eh bien ! vous ne vous êtes pas servie, Mademoiselle ? dit-il au bout d’un moment.

Je n’ai pas l’habitude de prendre de café, prince.

Quelle idée ! fit-il d’un ton désapprobateur, Irène aussi prétendait ne pouvoir le souffrir, mais j’ai réussi à lui en faire prendre un peu l’habitude. Essayez donc aussi, Mademoiselle.

Myrtô, n’ayant pas de raison plausible pour motiver un refus, se leva et alla se verser un peu de café. Mais fallait-il donc penser que le prince Milcza avait la prétention d’imposer à ceux qui l’entouraient jusqu’à ses moindres goûts personnels.

Une fois son café bu, il mit l’enfant à terre et se leva en disant :

Marche un peu, mon petit Karoly, je retourne au château mais je reviendrai tout à l’heure.

L’enfant, après quelques pas languissants autour de la chaise longue, vint se blottir entre les bras de Myrtô et demeura ainsi, tranquille et silencieux, jusqu’à sept heures, où apparut de nouveau son père.

Marsa, prenez le prince Karoly… Mademoiselle Elyanni, vous êtes libre. À demain, n’est-ce pas ? Karoly vous attendra avec impatience.

Et, sans attendre une réponse qu’il jugeait probablement superflue, le prince salua Myrtô et s’éloigna, suivi de Marsa portant l’enfant.

À demain, Myrtô, dit Karoly en agitant ses petites mains. Je voulais que vous dîniez avec nous, mais papa ne veut pas.

Myrtô reprit lentement le chemin du château. Elle éprouvait ce soir une impression bizarre. Il lui semblait qu’un étau l’enserrait, ou que des liens impitoyables tentaient de paralyser ses mouvements.

Cette situation singulière était due sans doute à la lassitude qu’elle ressentait. Habituée à une vie active, faisant jusqu’ici chaque jour une promenade avec ses cousines, elle était extrêmement fatiguée par cette journée passée tout entière dans l’immobilité.

Demain, pourtant, ce serait la même chose. Le prince Milcza l’avait dit sans ambages : elle était destinée à amuser Karoly. Tant que l’enfant n’en serait pas las, elle devrait être à sa disposition, se plier à tous ses caprices.

Oui, elle avait compris nettement cela, ce soir, dans les paroles du prince… Et elle savait aussi qu’il lui était interdit de blâmer l’enfant, de lui adresser le moindre reproche.

Je ne pourrai jamais ! murmura-t-telle. Ce sera plus fort que moi… Tant pis si le prince est mécontent !

Mais elle ne put retenir un petit frisson à la pensée de rencontrer ce sombre regard étincelant de colère.

En approchant du château, elle vit Terka qui longeait une pelouse, d’un pas hâtif. La jeune comtesse s’arrêta près de sa cousine et demanda à voix basse :

Le prince Milcza est rentré au château, n’est-ce pas ?

Mais oui, je le crois.

Bien… Je vais faire une exécution, Myrtô. Maman a retrouvé ce matin, au fond d’un chiffonnier, une miniature représentant la mère de Karoly. Tous ses portraits, sur l’ordre du prince, ont été détruits au moment du divorce. Je ne sais comment celui-là est demeuré… Je vais le jeter dans le petit lac, car si jamais il en apercevait un fragment !

Montrez-le-moi, voulez-vous, Terka ?

La jeune fille jeta un coup d’œil craintif autour d’elle, puis tendit à Myrtô une miniature représentant une jeune femme blonde, d’une sculpturale beauté. Des fleurs ornaient sa chevelure, couvraient sa robe de tulle vert pâle. Les yeux, très beaux, avaient une expression indéfinissable qui impressionna désagréablement Myrtô.

Elle était habillée ainsi lorsqu’il la vit pour la première fois à un bal costumé de l’ambassade de Russie. Elle était russe, et cousine de l’ambassadeur. Sa famille était très noble, mais appauvrie. Le prince Milcza, qui était cependant fort loin d’être un naïf, se laissa prendre à une habile comédie de simplicité et de douceur. Très intelligente, elle avait compris que, sous des dehors extrêmement mondains, il cachait une âme trop sérieuse pour que la coquetterie et la frivolité eussent chance de réussir près de lui. Elle sut flatter aussi son orgueil, elle se montra une femme instruite, occupée d’art et de littérature, elle ne négligea rien, en un mot, de ce qui pouvait plaire à cet être à la fois brillant et profond, à ce grand seigneur artiste, à ce causeur délicat…

Lui ? dit Myrtô d’un ton incrédule.

On ne s’en douterait guère aujourd’hui, n’est-ce pas ? Il était l’idole des salons aristocratiques de Paris et de Vienne, son élégance donnait le ton à la mode masculine. Avec sa haute naissance, sa fortune, ses qualités physiques et intellectuelles, il pouvait prétendre aux plus brillantes alliances. Il choisit Alexandra Ouloussof, elle devint princesse Milcza…

« Et dès lors, tout changea. Elle se révéla affamée de luxe et de plaisirs, cœur sec, dépourvu de la moindre valeur morale. Le prince n’a jamais fait à personne de confidences, mais il nous paraît certain qu’il a dû amèrement souffrir de sa désillusion, car au bout de six mois de mariage il n’était déjà plus le même. Son regard avait un peu de cette dureté qui y est à demeure maintenant, sauf pour son fils.

« Il paraît qu’il y eut entre eux plusieurs scènes terribles. Vous avez pu vous douter, si peu que vous l’ayez vu encore, qu’il n’a jamais été homme à se laisser conduire. Il lui infligea une des plus dures punitions qui pussent l’atteindre en l’obligeant à le suivre ici et en la privant de ces distractions mondaines qui étaient sa vie. Elle se révolta d’abord, puis elle essaya de la douceur, elle se fit humble, repentante, mais il se défiait, il la connaissait trop bien.

« Pourtant, la naissance de son fils l’adoucit un peu. Il se relâcha légèrement de sa sévérité, permit quelques relations avec les domaines voisins. Mais il se refusa absolument à retourner à Vienne ou à Paris.

« Cependant, les distractions que la princesse pouvait trouver à Voraczy étaient fort loin de suffire à son âme frivole et avide de briller sur les plus grandes scènes mondaines. Pendant un an, elle mit tout en œuvre pour décider son mari, mais elle se heurta à une volonté inébranlable. Le prince ne voulait pas quitter Voraczy, il en avait assez du monde, disait-il, et prétendait vivre tranquillement dans ses domaines en s’occupant de l’éducation de son fils.

« Alors, quand elle comprit que rien n’était capable d’entamer la résolution de son mari, Alexandra fut prise d’une rage sourde, et, un jour que le prince lui refusait l’autorisation de se rendre à une fête donnée à Budapest, elle fit une scène effrayante. On ne peut savoir ce qui se passa exactement entre eux. Quand la femme de chambre, appelée par un coup de timbre, entra dans l’appartement de sa maîtresse, elle trouva celle-ci seule, en proie à une crise de nerfs, et proférant des menaces contre son mari.

« Le lendemain, la princesse avait disparu, et avec elle le petit Karoly. Il paraît que rien ne peut dépeindre le désespoir et la fureur du prince lorsqu’il apprit cette nouvelle. Immédiatement, on fit des recherches dans toutes les directions. Il ne fut pas très difficile de retrouver la fugitive. Elle s’était réfugiée à Paris, et avoua cyniquement qu’elle avait agi ainsi, uniquement dans le but de se venger de lui en lui enlevant l’enfant qu’elle savait sa seule affection.

« Comment le prince, avec sa nature si entière et si ardente, a-t-il pu éviter de se porter envers elle à quelque extrémité terrible, je ne le sais ! Il emporta l’enfant, qui avait pris froid pendant le voyage précipité de sa mère et fut si gravement malade à l’hôtel Milcza qu’il se trouva un instant condamné. Il survécut pourtant, mais il est resté excessivement faible, comme vous avez pu le voir… Et je crois, Myrtô, que le motif de la haine — le mot n’est pas trop fort — du prince Milcza pour cette créature sans cœur et sans âme, se trouve là surtout. En voyant chaque jour son fils bien-aimé dans cet état, il peut se dire : “C’est sa mère qui en est cause”.

Et c’est alors qu’il a demandé le divorce ?

Oui… le Père Joaldy a essayé de l’en détourner, mais il s’est heurté à une âme révoltée, qui n’avait plus le guide de la foi… Il est bien improbable que lui songe jamais à se remarier, mais pour elle, c’est déjà fait. Elle a épousé un banquier américain et est une des reines de Boston… Vous comprenez donc pourquoi je me hâte d’aller faire disparaître ce dernier vestige de la présence de cette créature néfaste.

Le dernier ?… Non, il restera toujours son fils, dit gravement Myrtô. Elle n’a jamais cherché à le revoir ?

Jamais ! la fibre maternelle n’existait même pas chez elle.

L’enfant ne lui ressemble pas, dit Myrtô, en tendant la miniature à sa cousine après y avoir jeté un dernier regard.

Non, c’est un vrai Milcza, heureusement. Son père l’aime d’une tendresse passionnée qui m’effraye parfois, car on n’ose songer, vraiment, si un jour…

Elle secoua la tête et s’éloigna vers le parc, tandis que Myrtô continuait dans la direction du château.

Bien que le jour tombât à peine, la superbe résidence était déjà brillamment éclairée. Là-bas, vers la droite, une clarté intense s’échappait de l’appartement du prince Milcza qui occupait toute cette partie du château… Et une immense pitié envahit le cœur de Myrtô en songeant aux souffrances de cette âme meurtrie et révoltée, qui n’avait pas su chercher sa consolation près de l’unique Consolateur et s’attachait avec une passion intense, exclusive, à un seul être, ce pauvre petit Karoly, si frêle, si chétif, dont la vue avait serré le cœur de Myrtô quand il lui était apparu pour la première fois.



À suivre...



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