Chapitre IX

Chapitre IX

Lépidémie s’était abattue sur un village environnant Voraczy, elle sévissait avec violence dans les demeures pauvres, souvent mal tenues, où les prescriptions hygiéniques des médecins demeuraient lettre close. Bien des cercueils, petits et grands, avaient déjà pris le chemin des cimetières, on comptait peu de maisons où l’un des membres de la famille n’eût été frappé par le fléau capricieux qui laissait parfois le plus faible, pour s’emparer d’un être vigoureux, qui épargnait un enfant pour atteindre la mère.

La quiétude était peu troublée à Voraczy. Le prince Milcza avait pris de telles mesures qu’il semblait impossible de conserver la moindre crainte. Les habitants de Voraczy étaient en quelque sorte prisonniers, tous les objets pénétrant dans le château, jusqu’à la moindre lettre, étaient soumis à une désinfection rigoureuse. Quiconque eût franchi les limites du parc eût été certain de ne plus remettre les pieds au château… Mais personne ne devait avoir le désir de s’y hasarder, personne ne pouvait songer à redouter la sécurité dont on jouissait à Voraczy.

Personne, sauf le Père Joaldy et Myrtô. Tant de souffrances si près d’eux rendaient pénibles à leurs âmes généreuses cette sécurité même. Mais le ministère du prêtre l’attachait au château, et Myrtô n’était pas libre de suivre les charitables désirs de son âme intrépide.

Karoly, depuis qu’il avait craint de la perdre, s’attachait passionnément à elle. Il avait peine, chaque après-midi, à la voir s’éloigner, il tentait de la retenir…

Restez, restez, Myrtô ! Papa ne se fâchera pas, je lui dirai que c’est moi qui vous ai demandée…

Mais elle n’avait aucune velléité de se retrouver en présence du prince Milcza, et elle manœuvrait soigneusement pour ne pas risquer de le rencontrer en revenant vers le château.

Ses journées étaient maintenant plus remplies que jamais. Renat, ne pouvant plus visiter ni revoir ses petits amis, s’ennuyait fort et avait voulu reprendre ses leçons de violon. Les jeunes comtesses, également privées de leurs relations habituelles, mettaient Myrtô à contribution pour faire de la musique aussitôt qu’elle avait terminé sa tâche près de Karoly. Ces séances se prolongeaient le soir fort tard, Terka étant une musicienne passionnée, et Irène paraissant prendre un malveillant plaisir à imposer à sa cousine une obligation quelconque.

Myrtô, que le chagrin de la mort de sa mère avait déjà un peu anémiée, se sentait devenir chaque jour plus lasse, et aspirait toujours à l’heure où il lui était permis de prendre enfin un peu de repos.

Un soir, la séance de musique se prolongea plus tard qu’à l’ordinaire. Terka avait voulu jouer plusieurs sonates de Beethoven, Irène avait exécuté des morceaux modernes aux sonorités bizarres, qui avaient péniblement tendu les nerfs fatigués de Myrtô. La jeune fille, une fois montée dans sa chambre, fit sa prière et s’empressa de dénouer et de natter ses cheveux afin de se mettre au lit pour reposer sa tête endolorie.

Un coup fut tout à coup frappé à sa porte… C’était Thylda, le visage bouleversé…

Mademoiselle !… oh ! Mademoiselle ; le petit prince !

Quoi ?… Qu’y a-t-il, Thylda ? s’écria anxieusement Myrtô.

Il est malade… On croit que c’est la mauvaise fièvre…

Oh ! mon Dieu !… Mais il n’avait absolument rien cet après-midi !

Cela lui a pris il y a une heure, tout d’un coup… Et il vous appelle, mademoiselle Myrtô, il ne cesse de vous appeler. Son Excellence fait demander si vous voulez…

Oui, j’y vais ! dit-elle sans une seconde d’hésitation. Mon pauvre petit Karoly !

Elle s’élança au dehors, oubliant sa coiffure négligée, ne songeant plus qu’à l’enfant atteint, peut-être, par la terrible maladie.

Elle rencontra la comtesse un peu affolée, qui se dirigeait vers l’appartement de son fils.

Myrtô, c’est effrayant !… Comment cela a-t-il pu se produire ! gémit-elle. Mais peut-être se trompe-t-on ?

Dieu le veuille ! murmura Myrtô avec ferveur.

Elles entrèrent toutes les deux dans le salon qui précédait la pièce où l’enfant demeurait durant la journée. Le prince Milcza, debout, causait avec le médecin qui habitait toujours le château, attaché à la personne du petit prince. Le jeune magnat tourna la tête, et Myrtô se sentit le cœur serré devant l’effrayante altération de ses traits, devant la sourde angoisse de ces prunelles sombres.

Arpad, ce n’est pas “cela” ? s’écria la voix haletante de la comtesse.

Le visage du prince se crispa, sa voix, presque rauque, répondit :

Oui, c’est cela.

Mon Dieu, mon Dieu ! murmura la comtesse en joignant les mains.

Le regard du prince se posa sur Myrtô qui demeurait immobile près de la porte, n’osant avancer.

Karoly vous demande, Mademoiselle. Aurez-vous le courage de risquer la contagion ?

Oui, prince, avec le secours de Dieu, dit-elle simplement en faisant quelques pas vers la porte de la chambre de l’enfant.

Un geste du docteur l’arrêta.

Mademoiselle, vous devez savoir d’avance les conséquences possibles d’un tel acte. Cette maladie, lorsqu’on en réchappe, laisse des suites souvent terribles, elle défigure atrocement…

Peu importe, dit Myrtô avec la même tranquille simplicité. Personne n’a besoin de moi sur la terre, personne ne souffrira si je meurs, ou si je demeure infirme… Et quant à mon visage, il est destiné à voir la mort, plus hideuse encore, s’emparer de lui. Ces considérations ne peuvent donc faire reculer une chrétienne, et je suis prête, docteur, à donner mes soins à l’enfant.

La comtesse fixait sur Myrtô des yeux stupéfiés. Ce tranquille héroïsme, ce détachement, cette insouciance d’un sort plus terrible que la mort pour les femmes fières de leur beauté, lui semblaient évidemment incompréhensibles.

Le vieux médecin considérait avec une admiration émue cette toute jeune créature dont la ravissante beauté était rendue plus touchante, ce soir, par cette coiffure enfantine, cette natte superbe aux reflets d’or qui tombait sur la robe noire qu’elle n’avait pu enlever dans sa précipitation.

Le prince enveloppa Myrtô d’un long regard et dit d’un ton net et froid :

Je veux, Mademoiselle, que vous agissiez en toute liberté. Si vous craignez, retirez-vous, je le comprendrai, car les conséquences, telles que vient de vous les montrer le docteur Hedaï, sont terribles, à votre âge surtout… Et après tout, aucun devoir ne vous oblige…

Je vous demande pardon, dit-elle tranquillement, je me trouve un devoir envers cet enfant qui m’aime, et qui me demande. Du reste, je vous le répète, je ne crains pas, je me soumets d’avance à la volonté de Dieu.

Elle s’avança vers la chambre de Karoly. En quelques pas, le prince se trouva près d’elle, sa main effleura son bras…

Attendez… Réfléchissez encore…

Elle leva les yeux, surprise de l’accent angoissé de sa voix, et le vit très pâle, les traits crispés.

Mais j’ai réfléchi… Si j’avais été libre, j’aurais été soigner ces malheureux si dénués dans leurs pauvres demeures. Pourquoi donc regarderais-je davantage à m’exposer pour cet enfant que j’aime profondément ?

Et, résolument, elle ouvrit la porte.

Karoly était étendu dans son petit lit tout blanc. Son visage était gonflé, couvert de taches violettes, sa respiration haletante… Myrtô, d’un coup d’œil, constata avec surprise que l’enfant était seul.

Eh bien ! où est donc Marsa ? dit derrière elle la voix du prince Milcza. Il y a cinq minutes, quand je suis sorti pour dire quelques mots au docteur, je l’ai laissée ici, assise près du lit… Comment a-t-elle osé s’éloigner ?

Il appuya longuement sur le timbre électrique, tandis que Myrtô s’approchait du lit et posait sa petite main si douce sur le front de Karoly.

À ce contact, les paupières gonflées de l’enfant se soulevèrent, ses yeux noirs se posèrent sur la jeune fille avec une sorte d’avidité.

Oh ! ma Myrtô, vous voilà ! dit une petite voix étouffée. Vous allez me guérir, dites ?

Je l’espère, mon chéri, si vous êtes bien sage, si vous faites tout ce que dira le docteur, répondit-elle tendrement.

Oui, oui… Mais vous ne me quitterez pas, Myrtô !

Non, non, mon petit enfant, ne craignez rien !

Elle s’assit près de son lit et prit dans sa main celle de l’enfant… Le prince Milcza était rentré dans la pièce voisine. À travers la porte, Myrtô entendait par moment sa voix brève, qui prenait peu à peu des intonations irritées…

La porte s’ouvrit tout à coup, il entra, le front contracté.

On ne peut retrouver cette femme ! dit-il à voix basse. Elle se sera enfuie en voyant l’enfant malade… Ce qui nous prouve, jusqu’à l’évidence, qu’elle était la coupable. Je lui trouvais aussi ce soir un air singulier, elle semblait ne pas oser lever les yeux !… La misérable, échappant quelques instants à ma surveillance, aura réussi à communiquer avec quelqu’un des siens. Macri vient de me dire que sa mère et un de ses enfants sont atteints. Il n’y a plus besoin de chercher comment Karoly a pu éprouver les effets de la contagion !

Sa voix se brisa un peu… Il s’approcha du lit, se courba vers l’enfant, le couvrit d’un long regard…

Mon amour, mon Karoly, nous te sauverons, dit-il d’un ton sourdement passionné ! Et je ne te quitterai plus, mon bien-aimé, ne crains rien !

Papa… Myrtô… murmura l’enfant.

Oui, mon chéri, elle aussi restera près de toi… Et le docteur Hedaï va te guérir bien vite, tu verras.

Quelles inflexions caressantes et chaudes savaient prendre cette voix impérative et dure ! Quelle tendre douceur pouvaient refléter ces prunelles superbes !

Le docteur entra. Il venait indiquer à Myrtô différentes précautions hygiéniques à prendre. Puis il examina de nouveau le petit malade… Sa physionomie reflétait, malgré lui, quelque chose de sa profonde inquiétude. Le prince, le saisissant par le bras, l’écarta du lit et demanda d’une voix frémissante :

Le sauverez-vous, voyons ?… le sauverez-vous ?

Il y a encore de l’espoir, Excellence…

De l’espoir !… de l’espoir seulement !… Mais c’est une certitude que je veux ! dit le prince entre ses dents serrées.

Personne ne pourra la donner à Votre Excellence, répliqua tristement le vieux médecin. Je ferai tout le possible, je ne puis dire davantage. Je viens de télégraphier à Budapest, un de mes confrères sera ici demain. Mais, comme je l’ai dit à Votre Excellence, il sera trop tard. Demain, l’enfant sera sauvé, ou…

Il n’osa achever… Mais le prince avait compris. D’un pas d’automate, il revint vers le lit et s’assit à côté en attachant son regard ardent sur le visage défiguré de l’enfant.

Le docteur se retira dans la pièce voisine et s’étendit sur un canapé pour se tenir prêt à répondre au premier appel… Près de l’enfant, son père et Myrtô demeurèrent seuls, écoutant, silencieux et l’âme déchirée, la respiration de plus en plus haletante du petit malade.

* * *

L’aube, en se levant, éclaira l’agonie de l’enfant. Les efforts de la science étaient impuissants à sauver le petit être trop faible pour supporter un pareil assaut.

Le Père Joaldy était venu partager la veille douloureuse. Assis près de Myrtô, il priait, comme la jeune fille, de toute son âme, moins encore pour l’enfant que pour le père, dont la physionomie portait les marques d’un désespoir d’autant plus effrayant qu’il était contenu.

La comtesse Zolanyi, essayant de surmonter sa terreur de l’épidémie, était apparue un instant à la porte de la chambre. Mais en la voyant livide, toute tremblante, Myrtô s’était levée précipitamment en murmurant :

Oh ! n’entrez pas, ma cousine, je vous en prie ! Si vous craignez, il n’est aucune disposition plus favorable pour la contagion… Et vous devez vous conserver pour vos enfants.

Mais Karoly… Je suis sa grand’mère… avait-elle balbutié en jetant sur le petit visage méconnaissable un regard plein d’effroi.

Hélas ! que pouvez-vous pour le pauvre petit ange ! avait répliqué le Père Joaldy. Mademoiselle Myrtô a raison, ne vous exposez pas, à cause de vos enfants.

La comtesse s’était retirée, après avoir jeté un coup d’œil anxieux vers son fils. Mais celui-ci ne paraissait même pas s’être aperçu de sa présence. Depuis l’instant où il avait compris que Karoly était irrévocablement perdu, il semblait ne plus voir et ne plus entendre.

Le jour se levait, rayonnant. Le soleil frappait les vitres de la grande chambre blanche où se mourait le petit prince. Un de ses premiers rayons glissa sur le visage pâle, désolé de Myrtô, puis sur la figure défigurée de Karoly…

L’enfant ouvrit les yeux, son regard, déjà voilé, se posa sur Myrtô, ses petits bras essayèrent de se tendre vers elle…

Myrtô… emb… rassez…

Elle devina plutôt qu’elle ne comprit les mots qui s’échappaient de cette gorge haletante. Elle se pencha, ses lèvres se posèrent sur le visage couvert des marques affreuses de la terrible maladie…

Devant l’acte sublime de cette enfant qui offrait ainsi sa jeunesse et sa beauté radieuse à ce contact mortel, le prince Milcza sortit soudain de sa torpeur farouche. Il étendit la main pour repousser Myrtô…

Pas vous !… non, pas cela ! dit-il d’une voix étouffée.

Oh ! lui refuser cette satisfaction !… Y pensez-vous ! s’écria-t-elle avec un geste de protestation.

Il détourna la tête et s’absorba de nouveau dans la contemplation de son fils… Le docteur était entré doucement, il se tint debout un peu en arrière de Myrtô, en attachant sur le prince Arpad un regard navré.

L’enfant eut tout à coup une brève convulsion, ses mains se levèrent, ses lèvres murmurèrent :

Papa… Myrtô…

Le prince se pencha sur son fils, il appuya ses lèvres sur le front de l’enfant… Et Karoly rendit le dernier soupir sous la baiser passionné de son père.



À suivre...



0 commentaires:

Enregistrer un commentaire