Chapitre IV

Chapitre IV

Myrtô se réveilla le lendemain à son heure accoutumée — c’est-à-dire de fort bonne heure — et se leva rapidement, toute reposée de la légère fatigue du voyage et charmée à la vue du gai soleil qui entrait par les deux fenêtres.

Aussitôt habillée, elle alla vers l’une d’elles et l’ouvrit. Les jardins du château s’étendaient devant elle, admirablement dessinés. Mais quels singuliers jardins c’étaient donc ! Aussi loin que sa vue s’étendît, Myrtô n’y voyait pas une fleur. Les corbeilles étaient formées de feuillages d’une variété de tons inouïe, de plantes vertes superbes et rares. Dans des bassins de marbre, l’eau s’irisait et se moirait sous les rayons d’or qui la frappaient.

Pas de fleurs ! murmura Myrtô avec tristesse.

Comme sa mère, elle aimait ces délicats chefs-d’œuvre donnés par Dieu à l’homme pour charmer son regard… Et la vue de ces jardins sans fleurs faisait descendre en elle une singulière impression de mélancolie.

Une jeune femme de chambre en costume national vint lui apporter son déjeuner. Après avoir bu rapidement le chocolat mousseux, Myrtô descendit l’immense escalier, au bas duquel elle trouva un domestique à qui elle demanda le chemin de la chapelle. Il l’accompagna, à travers de larges corridors dallés de marbre, jusqu’à une porte de chêne sculpté qu’il ouvrit en s’inclinant respectueusement.

La chapelle avait dû faire partie de bâtiments antérieurs au château actuel, car elle semblait fort ancienne. Comme elle était assombrie par des vitraux foncés, Myrtô ne vit tout d’abord que l’autel, où un vieux prêtre à la longue barbe neigeuse commençait l’Introït.

Elle s’agenouilla au hasard sur un antique banc sculpté. Quelques serviteurs, seuls, assistaient au saint Sacrifice. Devant le chœur, une rangée de fauteuils et de prie-Dieu armoriés annonçait la place habituelle de la comtesse et de ses enfants. Tout à fait en avant, se voyaient deux autres sièges d’une somptuosité sévère, surmontés de la couronne princière.

La messe terminée, Myrtô fit le tour de la chapelle, elle admira les trésors artistiques dont les princes Milcza avaient orné le petit sanctuaire. Puis, après une dernière prière, elle sortit et se trouva dans une galerie immense qui précédait immédiatement la chapelle.

La paroi de gauche était garnie d’une succession d’admirables vitraux qui répandaient sur le dallage de marbre des traînées de pourpre, d’indigo et de jaune d’or. Celle de gauche se couvrait de tableaux religieux, œuvres de maîtres, alternant avec d’anciennes tapisseries d’une valeur inestimable… En regardant ces merveilles qui charmaient son âme d’artiste, Myrtô atteignit ainsi l’extrémité de la galerie.

Par une porte de chêne largement ouverte, elle vit un perron de marbre rouge, que balayait un domestique en tenue de travail. Au-delà s’étendait la perspective des jardins et du parc.

Elle descendit dans l’intention de voir de près ces étranges jardins et de s’approcher des serres superbes dont le dôme étincelait là-bas entre les arbres. Peut-être les fleurs s’étaient-elles réfugiées là ?

Mais Myrtô fut déçue. Derrière les vitres, elle n’aperçut que des plantes vertes, les plus rares, les plus magnifiques, et des feuillages de tous les tons, depuis le pourpre intense jusqu’au vert pâle argenté.

Malgré sa désillusion, Myrtô se sentait si bien mise en train par ce gai soleil et cette brise matinale si fraîche, qu’elle résolut de faire une toute petite exploration dans le parc. Elle se mit à marcher d’un pas vif et atteignit bientôt les grands vieux arbres magnifiques qui formaient une voûte majestueuse aux allées, grandes et petites, s’entrecroisant en tous sens.

Ce parc était superbe, il devait être interminable et renfermer mille coins charmants. Seulement, chose singulière, Myrtô n’y avait pas encore aperçu une fleur. Fallait-il donc penser que cette terre se refusait à en produire ?

Ah ! si, voilà qu’elle en découvrait une, blottie sous les feuilles, une petite jacinthe qui semblait toute honteuse de se trouver là. Sa vue épanouit le cœur de Myrtô, et la jeune fille, se penchant, la cueillit et la glissa à son corsage.

Il fallait maintenant songer à revenir, malgré l’attrait qui l’eût poussée toujours plus avant. La jeune fille prit une petite allée presque envahie par les arbustes croissant follement, en toute liberté. Une herbe fine et rare couvrait le sol, piqué de points d’or par le soleil lorsque celui-ci réussissait à percer l’amoncellement de feuillage qui formait une voûte idéalement fraîche.

Tout à coup, Myrtô se vit au bout de l’allée, devant une prairie immense entourée de futaies. Des aboiements retentirent, deux lévriers noirs bondirent vers la jeune fille. Surprise et effrayée, elle ne put retenir un léger cri…

Ici Hadj, Lula ! dit une voix brève.

Les chiens s’arrêtèrent, et Myrtô, tournant un peu la tête, vit à quelques pas d’elle un jeune homme de taille haute et svelte, en costume de cheval, qui se tenait appuyé à l’encolure d’un magnifique alezan doré, tout frémissant sur ses jambes nerveuses. Elle rencontra deux grands yeux sombres et irrités, et devant ce regard, elle souhaita soudain rentrer sous terre.

L’inconnu souleva son chapeau, d’un geste pleine de hauteur, et détourna la tête. Myrtô rentra précipitamment sous le couvert de l’allée, elle revint sur ses pas et prit, un peu au hasard, une direction qui se trouva heureusement être la bonne, car elle atteignit bientôt les jardins et vit devant elle la masse imposante du château, doré par le soleil qui faisait étinceler les vitres des innombrables fenêtres.

Au moment où Myrtô s’en approchait, le bruit d’un galop de cheval lui fit tourner la tête. L’inconnu de tout à l’heure arrivait, en droite ligne, faisant franchir à l’alezan les obstacles représentés par les corbeilles de feuillages et les bassins de marbre. Il était incomparable cavalier, d’une extrême élégance, absolument maître de la bête superbe et fougueuse qu’il montait.

À quelques mètres du grand perron, l’animal s’arrêta net. Le jeune homme sauta légèrement à terre, jeta les rênes à un des domestiques qui se précipitaient vers lui et gravit rapidement les degrés du perron.

Terka sortait à ce moment, une ombrelle à la main. L’inconnu s’arrêta près d’elle, lui tendit la main et lui dit quelques mots. Myrtô, qui n’osait plus avancer, voyait fort bien l’expression irritée de son visage — ce visage qui avait les traits de celui du jeune magnat de l’hôtel Milcza, mais qui différait d’expression, n’en ayant conservé, semblait-il, que la fierté altière.

Terka baissait les yeux, elle semblait fort mal à l’aise en répondant à son interlocuteur. Celui-ci pénétra dans le vestibule, et la jeune fille descendit lentement les degrés.

Elle aperçut Myrtô qui s’avançait enfin.

Vous venez du parc, petite malheureuse ? dit-elle d’un air légèrement agité.

Mais oui… Ai-je commis en cela quelque chose de répréhensible ? fit Myrtô, inquiète.

Au fait, personne ne vous avait prévenue, vous ne pouviez pas savoir… C’est l’heure de la promenade du prince, et il veut la faire absolument solitaire. La moindre rencontre lui déplaît. Les gens de par ici le savent et s’écartent de sa route dès qu’ils entendent le galop de son cheval.

Je regrette de n’avoir pas été prévenue. J’ai commis sans le vouloir une indiscrétion qui a sans doute vivement contrarié le prince Milcza, si j’en juge par l’expression de sa physionomie lorsque je me suis trouvée tout à l’heure devant lui, dans le parc. J’ai eu un peu peur, je l’avoue, et j’ai fui comme une petite fille.

Oh ! vous n’êtes pas la seule ! Quand le prince est contrarié, il sait le montrer de telle façon que l’on souhaiterait trouver un trou de souris pour s’y nicher… Enfin cette fois, j’espère qu’il ne vous en voudra pas trop. Je lui ai expliqué que vous aviez péché par ignorance, et il a paru accepter l’excuse. Pour plus de sûreté, vous pourrez lui exprimer vous-même vos regrets, la première fois que vous le verrez… Comment trouvez-vous ces jardins, Myrtô ?

Ils seraient superbes s’il y avait des fleurs, répondit franchement Myrtô.

Terka jeta un coup d’œil effaré vers le vestibule où avait disparu tout à l’heure le prince Milcza.

Ne parlez jamais de fleurs devant lui ! Il les hait, on n’en voit pas une ici. Ses gardes, pour lui faire leur cour, poussent le zèle jusqu’à pourchasser les pauvres petites malheureuses qui oseraient s’épanouir dans le parc. Mais je suis de votre avis, Myrtô, ajouta-t-elle à voix basse.

Elle ouvrit son ombrelle et s’éloigna vers les jardins, d’une allure nonchalante et un peu lasse. Myrtô rentra dans le château et réussit, non sans peine, à retrouver sa chambre. Il lui faudrait quelque temps avant de s’orienter dans cette immense demeure… et peut-être plus longtemps encore pour se faire à des habitudes si étrangères pour elle, et connaître toutes les singularités du seigneur de Voraczy.

Quel misanthrope était-il donc, si jeune encore ? Une grande douleur, peut-être, avait fondu sur lui, et il n’avait pas su réagir chrétiennement, il s’enfonçait dans une orgueilleuse mélancolie…

Myrtô, tout en songeant ainsi, commençait à défaire sa malle. Une petite jacinthe tomba tout à coup sur les piles de linge…

Oh ! ma pauvre petite fleur ! Heureusement, le prince Milcza ne t’a pas vue, sans doute. Je vais te conserver bien précieusement, puisque je ne pourrai pas avoir d’autres fleurs ici.

Elle entrouvrit son petit portefeuille et y posa la jacinthe, tout près du portrait de la chère disparue. Longuement, elle considéra le fin visage aux yeux très beaux, mais sans profondeur…

Mère chérie, je voudrais tant être encore près de vous, dans notre humble petit logis ! murmura-t-elle avec un sanglot.

* * *

Ce fut Terka qui assuma la tâche de faire visiter le château à Myrtô. Sa froideur n’avait pas l’apparence de fierté presque dédaigneuse que revêtait celle d’Irène ; elle semblait faire partie inhérente de son caractère, alors que la cadette savait fort bien, selon les cas, se montrer aimable et empressée.

Myrtô vit donc en détail la magnifique demeure, elle admira en artiste, sans l’ombre d’envie, les merveilles qu’elle contenait. Elle contempla les reliures anciennes et sans prix des volumes contenus dans la bibliothèque, les peintures admirables ornant les plafonds des salons meublés avec un luxe inouï, les pièces d’orfèvrerie sans pareilles renfermées dans la salle des banquets, où avaient lieu autrefois de somptueuses agapes, ainsi que Terka l’apprit à Myrtô.

Maintenant, elle ne sert plus, car le prince prend ses repas dans son appartement, avec son fils.

C’est un très jeune enfant, n’est-ce pas ?

Oui, il a cinq ans, et il en paraît à peine trois. C’est un pauvre petit être chétif, dont l’intelligence est par contre très développée. Il est l’idole de son père, sa consolation.

Je n’ai pas compris ce que m’a dit Renat ; le jour de notre arrivée… que son frère n’était plus marié, et qu’il l’était tout de même ? J’ai supposé qu’il voulait expliquer par là que le prince était veuf…

Terka, qui franchissait en ce moment la porte de la salle, tourna vers Myrtô un visage assombri.

Non, il n’est pas veuf, et l’enfant avait raison. Le prince Milcza est divorcé.

Ah ! murmura tristement Myrtô.

Il a obtenu le divorce en France, où il résidait fréquemment, après je ne sais quelles formalités et des difficultés sans nombre. Elle aussi bien que lui était acharnée à le vouloir pour recouvrer sa liberté… Donc aux yeux de certains gens, il n’est plus marié, et pour nous, il l’est toujours. Mais nous ne parlons jamais de ces tristes choses, que nous n’avons pu empêcher… Oh ! malheureusement non ! dit Terka avec un soupir.

Et il a gardé l’enfant ?

Oui ! grâce à Dieu ! S’il ne l’avait pas obtenu, je ne sais à quelles extrémités il se serait porté !… Pauvre Arpad, la foi est morte en lui ! murmura mélancoliquement Terka.

Myrtô secoua la tête.

La foi meurt-elle jamais complètement, Terka ? Il me semble qu’il en reste dans toute âme une étincelle cachée, capable de jaillir un jour.

Je ne sais… En tout cas, personne ici ne se risquerait à tenter chez lui cette résurrection morale.

Oh ! pourquoi donc ? dit Myrtô avec surprise.

Terka ka regarda d’un air stupéfié.

Pourquoi donc ?… Il ne vous a donc pas suffi de le voir, l’autre jour, pour comprendre que jamais il ne supporterait un mot à ce sujet ?… non, pas même de la part du Père Joaldy qui lui a pourtant fait faire sa première communion !… Oh ! vous ne savez pas encore ce qu’il est, Myrtô, sans cela vous ne m’auriez pas adressé une pareille question !

C’est que, dit doucement Myrtô, je ne comprends pas que l’on puisse vivre près d’une âme souffrante et séparée de Dieu sans essayer de la guérir et de la ramener à Lui.

Une autre, peut-être… mais celle du prince Milcza, non ! Vous vous en rendrez compte en le connaissant.

La fin de la visite du château ne causa plus à Myrtô le même plaisir. Elle regarda distraitement la salle des Magnats, où se voyait le fauteuil princier surélevé de plusieurs marches, la salle des Fêtes, le jardin d’hiver, toutes merveilles qui la laissaient maintenant singulièrement froide. Elle pensait au maître de ces magnificences, à cet être qui souffrait peut-être douloureusement, et d’autant plus que l’espérance divine avait quitté son cœur. Une pitié immense envahissait le cœur de Myrtô pour ce grand seigneur qui se trouvait ainsi plus pauvre, plus dénué qu’elle, l’humble orpheline obligée de gagner son pain.

À quoi lui servaient ses immenses richesses, cette demeure plus que royale, cette armée de serviteurs supérieurement dirigée par Vildy, le majordome, et Katalia, la femme de charge ? Un peu de foi, un peu d’amour divin eussent été un baume infiniment plus doux sur les blessures qu’il avait pu recevoir.

Jusqu’ici, Myrtô ne l’avait plus revu. Il vivait avec son fils complètement en dehors des Zolanyi. La comtesse Gisèle n’exerçait ici aucune autorité en dehors de son service privé, Vildy et Katalia continuaient à tout diriger, et Myrtô remarquait parfois combien la comtesse et ses enfants semblaient gênés et peu chez eux dans cette demeure.

Renat avait commencé ses leçons de violon. Après avoir entendu Myrtô jouer admirablement une sonate de Beethoven accompagnée par Terka, il avait bien voulu déclarer qu’il acceptait sa cousine comme professeur. Comme il aimait la musique, elle n’avait pas trop à souffrir des écarts de caractère qu’il réservait pour Fräulein Rosa dont les leçons l’horripilaient, prétendait-il.

Myrtô faisait aussi de la musique avec ses cousines, et la comtesse, appréciant le charme exquis de sa voix et d’une diction très pure, en avait fait sa lectrice.

Elle ne manquait donc pas d’occupations, d’autant plus qu’elle accompagnait souvent ses cousines dans leurs promenades à pied ou en voiture. Irène la chargeait sans façon de tout ce qui la gênait : ombrelle, manteau, sac à ouvrage. Myrtô remplaçait évidemment pour elle une femme de chambre. Renat, peu à peu, imitait sa sœur, si bien que Myrtô revenait parfois du parc très lasse et les bras brisés de fatigue.

La comtesse et ses filles avaient repris leurs relations avec les autres châtelains de la contrée, elles avaient reçu de nombreuses visites, mais Myrtô demeurait complètement à l’écart, elle restait invisible pour les étrangers reçus à Voraczy.

Les petites épines de sa situation se trouvaient compensées par la possibilité d’assister chaque jour à la messe et par l’appui spirituel qu’elle trouvait dans le Père Joaldy, l’aumônier de Voraczy, prêtre instruit et pieux, âme sereine qui se sanctifiait dans le recueillement et dans la charité apostolique exercée envers les pauvres, très nombreux sur les domaines du prince Milcza, dont les ispans[1] étaient souvent durs et rapaces.

Une après-midi, les jeunes filles s’attardèrent à travailler dans le parc. Elles se hâtèrent enfin d’arriver pour l’heure du thé… Au passage, Myrtô dit, en désignant une allée du parc :

Je me demande pourquoi nous ne passons jamais par ici. Ce chemin doit être beaucoup plus direct.

Oui, mais il nous conduirait au temple grec près duquel le petit Karoly passe ses journées.

Eh bien ? dit Myrtô en regardant Irène avec surprise.

Eh bien ! je ne me soucie pas du tout qu’un caprice de l’enfant ou de son père nous immobilise là ! Nous n’allons près de Karoly que par ordre… et c’est bien assez, je vous assure !

Oh ! votre neveu, Irène ! fit malgré elle Myrtô presque scandalisée.

Irène, murmurait en même temps Terka en jetant sur elle un regard plein d’effroi.

Irène baissa sa voix en répliquant :

Ne crains rien, il n’y a personne… Mais vous avez l’air de penser, candide Myrtô, que nous pouvons agir près de Karoly comme le font généralement les tantes près de leur neveu ?

Elle regardait sa cousine d’un air mi-moqueur, mi-sérieux.

Mais je me demande pourquoi ?… dit Myrtô.

Pourquoi ? Pourquoi ?… Eh bien ! parce qu’il est le fils du prince Milcza !

Elle eut un petit éclat de rire ironique en rencontrant le regard surpris de Myrtô.

Vous ne comprenez pas ?… Je vous expliquerai cela plus tard, maintenant nous n’avons pas le temps. Marchons plus vite.

En peu de temps, elles arrivèrent près de la grande terrasse de marbre sur laquelle donnait le salon où se tenait habituellement la comtesse Zolanyi. Irène, tout en gravissant les degrés, s’écria :

Mes cheveux sont un peu défaits, mais tant pis, je ne remonte pas ! J’ai soif et je vais vite me servir une tasse de…

Elle s’interrompit brusquement et s’arrêta net. Deux lévriers noirs apparaissaient au seuil du salon et s’élançaient vers elle…

Ciel ! le prince est là ! murmura-t-elle d’une voix étouffée. Et justement nous sommes si en retard !… Et mes cheveux !…

Redescends et cours vite à ta chambre, conseilla tout bas Terka.

Pour le faire attendre davantage ?… D’ailleurs il m’a vue certainement… Eh bien ! où allez-vous, Myrtô ? Venez, au contraire, vous détournerez peut-être un peu l’orage.

Myrtô entra à la suite de ses cousines… En face de la comtesse, le prince Milcza, vêtu de flanelle blanche et à demi enfoncé dans un fauteuil, feuilletait distraitement une revue. Il tourna vers les arrivantes ce regard sombre qui avait si bien effrayé Myrtô.

Vos montres retardent par trop, comtesses, dit-il d’un ton glacé.

Il aperçut à ce moment Myrtô qui se dissimulait un peu derrière ses cousines et, se levant, il s’inclina pour la saluer.

La comtesse s’empressa de faire la présentation, dans l’intention, sans doute, de détourner l’orage, comme disait Irène. Le prince adressa quelques mots polis et froids à Myrtô, qui réussit à répondre sans trop se troubler, malgré l’étrange timidité dont elle était tout à coup saisie.

Le prince Milcza tendit la main à ses sœurs et s’assit de nouveau en face de sa mère. Irène s’avança vers la table à thé pour remplir son office accoutumé. Mais la voix brève du prince s’éleva…

Laissez Terka nous servir le thé et allez vous recoiffer, Irène. Vous avez l’air d’une folle avec vos cheveux en désordre.

La jeune fille devint pourpre et sortit sans protester… Myrtô s’était assise près de la table à thé, et, voyant que la comtesse travaillait à l’aiguille, elle prit elle-même un ouvrage commencé.

Le prince Milcza feuilletait de nouveau sa revue d’un air de détachement hautain. Il parut à peine s’apercevoir que Renat, entré doucement, contre son habitude, s’approchait de lui et lui baisait la main.

Myrtô sentait autour d’elle une atmosphère inaccoutumée. Sur la comtesse comme sur ses enfants, une gêne étrange semblait lourdement peser. Renat, le turbulent Renat, demeurait assis près de sa mère, aussi tranquille que la calme Mitzi. Le soin méticuleux que Terka apportait toujours à la confection du thé paraissait se doubler aujourd’hui, comme s’il lui eût fallu absolument atteindre à la perfection… Et en rentrant dans le salon, Irène, si frondeuse en paroles, se glissa silencieusement à sa place, voulant sans doute éviter d’attirer sur elle l’attention de son frère.

C’était la présence du prince Milcza qui produisait sur eux tous cet effet singulier… Myrtô l’éprouvait pour sa part. Mais à cela, rien d’étonnant, car elle ne le connaissait pas, elle n’était pour lui qu’une étrangère, comme il l’avait nettement marqué en l’appelant tout à l’heure “mademoiselle” alors que les autres enfants de la comtesse ne lui avaient pas refusé le titre de cousine.

En le voyant en pleine lumière, Myrtô avait constaté aussitôt l’extrême ressemblance du prince avec le portrait de l’hôtel Milcza. Seulement, il y avait entre eux la différence qui sépare un homme dans tout l’éclat de la jeunesse et du bonheur de celui qui a vécu et souffert. Le beau visage du prince avait une expression dure et altière, encore accentuée par le pli dédaigneux des lèvres, et il fallait convenir que l’attitude hautaine, le silence glacial ou les paroles brèves de ce fils et de ce frère n’étaient pas faits pour encourager les épanchements de siens.

Les deux lévriers, qui s’étaient couchés aux pieds de leur maître, se dressèrent tout à coup et s’élancèrent vers une des portes-fenêtres. La comtesse, levant les yeux, dit vivement :

Ah ! c’est Karoly !

Une forte femme brune, jeune encore, portant un riche costume national, apparaissait au seuil du salon. Elle tenait entre ses bras un enfant — un frêle petit être vêtu de blanc qui ne semblait pas avoir dépassé trois ans.

La comtesse se leva avec empressement et, s’avançant, prit l’enfant des mains de la servante. Terka, ses sœurs et Renat s’approchèrent, ils effleurèrent d’une caresse les cheveux noirs qui couvraient la tête du petit garçon, en ayant l’air d’accomplir ainsi quelque rite d’indispensable étiquette… Et la comtesse elle-même ne montrait pas plus d’expansion envers son petit-fils…

Karoly tourna vers son père ses yeux noirs trop grands, sa pâle petite figure souffrante et un peu maussade s’éclaira soudain, et il tendit les bras vers le prince… Celui-ci se leva, il vint vers l’enfant et le prit entre ses bras.

Son visage dur et sombre s’était soudain incroyablement adouci, ses yeux superbes s’imprégnaient d’une caressante tendresse en se posant sur le petit être blotti contre sa poitrine… Il ne semblait plus le même homme, il était vraiment bien en cet instant le jeune magnat du portrait vu par Myrtô.

Karoly, la tête penchée sur son épaule, contemplait son père avec une sorte d’adoration. Ses petits doigts maigres caressaient doucement la chevelure sombre, extraordinairement épaisse et bouclée, qui donnait à la physionomie du prince Milcza un caractère un peu étrange.

Le regard de l’enfant tomba tout à coup sur Myrtô qui était demeurée assise et le regardait avec un intérêt compatissant. Il la considéra un instant, puis étendit le doigt vers elle.

Qui est-ce, papa ?

Il avait une toute petite voix douce et chantante, qui s’alliait bien à sa frêle apparence.

Va le lui demander, mon petit chéri, répondit le prince Milcza.

Il le mit à terre, et l’enfant fit quelques pas vers Myrtô.

Comme il était petit et délicat !… Le cœur de Myrtô se serra de pitié. Elle se leva et, se penchant vers Karoly, le prit entre ses bras.

Je m’appelle Myrtô Elyanni, et je viens de France, dit-elle en enveloppant l’enfant du doux rayonnement de ses prunelles veloutées.

Myrtô… Myrtô… répéta Karoly en passant sa petite main sur celle de la jeune fille. C’est joli… et vous resterez ici ?

Mais je le pense.

Je suis content… Je veux rester avec vous aujourd’hui.

Et, d’un geste confiant, l’enfant passait ses bras autour du cou de Myrtô.

Voilà une sympathie spontanée dont Karoly n’est pas coutumier, dit le prince qui suivait cette scène d’un regard énigmatique. Vous devez aimer beaucoup les enfants, Mademoiselle, et celui-ci en aura eu l’intuition ?

En effet, prince, je suis très attachée à ces chers petits êtres, et j’en ai l’habitude, car je m’occupais beaucoup, à Neuilly, d’un patronage voisin de notre logis.

Vous pouvez vous retirer, Marsa, dit le prince en s’adressant à la servante demeurée près de la porte. Servez-nous promptement le thé, Terka. Vous êtes d’une lenteur désespérante, aujourd’hui.

Il s’assit de nouveau, tandis que Myrtô reprenait sa place en gardant Karoly sur ses genoux. L’enfant se blottissait contre elle et demeurait silencieux, mais son regard ne quittait pas son père dont les yeux, chaque fois qu’ils rencontraient ceux de Karoly, prenaient cette expression de caressante douceur qui contrastait tellement avec leur habituelle dureté, dont la voix si brève, si froidement impérieuse, avait des intonations incroyablement tendres en s’adressant à l’enfant.

Le prince parlait fort peu, d’ailleurs, et le salon de la comtesse Zolanyi avait perdu ce soir sa physionomie accoutumée, alors qu’Irène et Renat l’animaient de leur vivacité et de leur bavardage. La comtesse elle-même, qui aimait fort à causer d’ordinaire, semblait avoir peine à trouver quelques sujets de conversation, bien vite épuisés par le laconisme de son fils.

Le maître d’hôtel apporta pour Karoly du lait dans un petit pot ciselé qui était une pure merveille. L’enfant voulut que Myrtô elle-même le lui versât dans une tasse, et qu’elle soutînt celle-ci tandis qu’il buvait lentement.

Vous venez d’obtenir un excellent résultat, Mademoiselle, dit le prince d’un ton satisfait. Depuis quelques jours, Karoly ne voulait plus prendre son lait, et je n’osais le forcer, craignant qu’il n’en résultât plus de mal que de bien. Mais ce jeune capricieux se décide aujourd’hui… en votre honneur, probablement.

Je l’aime bien, papa, dit la petite voix de Karoly.

Vous pouvez être fière, Myrtô, les sympathies de Karoly ne sont jamais si promptes, d’ordinaire, dit en souriant la comtesse Gisèle.

Cela n’a pas d’inconvénient maintenant. Je saurai lui apprendre plus tard la défiance, répliqua le prince d’un ton dur qui impressionna singulièrement Myrtô.

Il se leva et sortit sur la terrasse. Ayant allumé un cigare, il se mit à fumer en marchant de long en large.

Irène et Renat osèrent alors remuer un peu et commencèrent à parler d’une voix assourdie. Mais leur mère mit bientôt un doigt sur sa bouche en indiquant Karoly du regard. L’enfant s’endormait dans les bras de Myrtô.

Le prince Milcza rentra doucement, il s’assit et se mit à lire jusqu’au moment où Karoly se réveilla. Il se retira alors, emportant l’enfant un peu ensommeillé encore, et qui répétait en adressant à Myrtô de petits signes de main :

Je vous aime, Myrtô. Vous viendrez vous amuser avec moi, vous me direz des histoires. J’aime beaucoup les histoires…

Lorsque la porte se fut refermée sur le prince, le silence régna encore un moment dans le salon. Puis Renat se leva, s’étira brusquement et s’élança au dehors en murmurant :

Je n’en peux plus !

Irène sortit un mouchoir de batiste et l’appuya contre son front en disant d’une voix dolente :

J’ai une atroce migraine ! C’est une chose horriblement fatigante d’avoir à se surveiller ainsi, quand on sait qu’un mot, un simple mouvement peut être l’objet de critiques sévères… et injustes.

Irène ! dit la comtesse avec un coup d’œil plein d’effroi vers la porte.

Voyons, maman, vous n’allez pas supposer que le prince Milcza écoute au trou de la serrure ! répliqua la jeune fille avec un petit rire ironique.

Mais un domestique peut entendre, mon enfant !… Et si jamais un mot pareil arrivait à ses oreilles !… Tu ne veilles pas assez sur tes paroles, Irène.

C’est quelquefois plus fort que moi, maman. J’ai des moments de révolte, voyez-vous… Allons, je vais imiter Renat en faisant un petit tour dans le parc pour me calmer les nerfs… Vous aussi, Myrtô ? dit-elle en voyant la jeune fille se lever.

Non, je vais faire une prière à la chapelle, Irène.

Une petite lueur ironique et quelque peu méchante passa dans le regard d’Irène. Elle sortit en même temps que Myrtô, et, dans le corridor, posa une seconde sa main sur le bras de sa cousine.

C’est cela, allez prendre des forces, Myrtô, car, ou je me trompe fort, vous aurez sous peu à déployer toute votre patience et votre… comment dirais-je ? votre humilité. Karoly vous a en grande faveur… Or, vous saurez ce qu’il en coûte de posséder la faveur de Karoly.

Que voulez-vous dire, Irène ? fit Myrtô en la regardant avec surprise.

Vous le saurez bientôt… et je souhaite charitablement que votre esclavage ne dure pas plus longtemps que le mien.

Elle se mit à rire d’un air moqueur et s’éloigna, laissant Myrtô stupéfiée et perplexe.



À suivre...



[1] Intendants


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