Chapitre VI

Chapitre VI

Sans même avoir reçu un simulacre de demande, par la seule volonté du prince Milcza, Myrtô se trouva donc attachée au service de Karoly… Service n’est pas un mot trop fort pour exprimer la sujétion qui était la sienne près de l’enfant gâté et exigeant. Elle n’avait plus un moment de liberté, toutes ses journées, hors les repas, appartenaient à Karoly.

Elle comprenait maintenant la crainte qu’inspirait aux jeunes comtesses ce tout petit être. Pour Irène surtout, si vive, si amie de la distraction et de la gaieté, et très peu portée, semblait-il, au dévouement, la pensée d’un tel esclavage devait être insoutenable.

Et cependant, il suffisait d’un caprice de Karoly pour le lui imposer. Aussi, plus encore que sa mère et ses sœurs, voyait-elle avec satisfaction l’engouement du petit prince pour Myrtô.

Pendant ce temps, il ne pense pas à nous, disait-elle gaiement. Jamais nous n’avons eu tant de liberté. Il demandait toujours tantôt l’une, tantôt l’autre pour lui tenir compagnie. Le pauvre Renat a passé là-bas des journées dont il se souvient… Et moi donc !… Vous nous sauvez, Myrtô, ajoutait-elle d’un ton moqueur.

Elle ne désarmait pas envers sa cousine et ne négligeait aucune occasion de lui lancer quelque parole plus ou moins malveillante.

Myrtô supportait tout patiemment, elle accomplissait avec courage la tâche qui lui était dévolue près de l’enfant, tâche rendue plus douce à mesure que croissait l’affection compatissante inspirée par ce petit être fantasque, mais singulièrement attachant dans sa faiblesse, et qui lui témoignait une tendresse ardente.

Mais cette tendresse n’égalait pas encore l’amour passionné de Karoly pour son père — amour réciproque du reste. Il était exact que le prince Milcza ne voyait plus au monde que son fils. Tout convergeait vers cet enfant, tous devaient s’incliner devant sa volonté — tous, sauf son père.

Car, chose singulière, cet homme qui exigeait que rien ne résistât à un désir de Karoly, savait réserver, vis-à-vis de son fils, sa propre autorité. L’enfant lui obéissait instantanément, il n’insistait jamais lorsque son père avait dit : “Non, je ne le veux pas, Karoly.

Ainsi, même vis-à-vis de l’enfant bien-aimé, le prince Milcza conservait cette autorité absolue qui était parfois — il fallait le reconnaître — un véritable despotisme, lequel, passant par tous ceux qui se trouvaient à son service, s’étendait jusqu’à sa mère elle-même.

Myrtô s’était d’abord demandé pourquoi la comtesse et ses enfants se soumettaient bénévolement à toutes les volontés du jeune magnat. Mais peu à peu, par quelques mots de Terka, d’Irène, de Renat, le mystère s’était trouvé éclairci. La comtesse avait été complètement ruinée par son second mari, elle et ses enfants devaient tout au bon plaisir du prince Milcza, qui leur servait une rente superbe et les laissait libres de jouir de ses installations à Paris et à Vienne. Cette dépendance dorée, si pénible qu’elle fût pendant le séjour à Voraczy, leur paraissait cependant préférable à la vie modeste qui eût été la leur avec les minces revenus de la comtesse, et tous courbaient la tête sous cette autorité tyrannique, tremblant de déplaire à celui qui leur procurait le luxueux bien-être jugé indispensable.

Myrtô, comme tous, sentait peser sur elle cette volonté impérieuse. C’était elle qui l’enchaînait près du lit de repos de l’enfant, elle encore qui lui interdisait de s’élever contre les caprices ou les actes injustes du petit prince. Cette dernière obligation était la plus dure pour Myrtô, et elle ne pouvait s’empêcher d’y manquer parfois, d’une manière fort discrète, d’ailleurs. Généralement, un simple mot, un regard même suffisait. Karoly semblait lire couramment dans les yeux expressifs de Myrtô, “sa Myrtô”, disait-il d’un petit ton à la fois câlin et dominateur.

Mais en présence du prince Arpad, elle devait s’abstenir de l’ombre même d’un reproche aux exigences les plus déraisonnables de l’enfant. Il avait une certaine façon de dire : “Je permets cela à Karoly, Mademoiselle”, qui n’invitait pas précisément à la discussion.

Il apparaissait régulièrement chaque jour vers quatre heures, et attendait que Myrtô eût servi le café. Il se montrait aussi froid, aussi laconique que le premier jour, et, lorsqu’il ne s’occupait pas de l’enfant, s’absorbait généralement dans sa lecture. Il ne faisait exception qu’en voyant Myrtô prendre son violon, sur la demande de Karoly que la musique ravissait. Alors, son regard un peu adouci et rêveur se perdant sous les futaies environnantes, il écoutait ce jeu délicat et si profondément expressif. Il était, au dire de ses sœurs, un admirable musicien, il composait, mais pour lui seul, et c’était là une des rares distractions de sa vie solitaire.

Vous avez un véritable tempérament d’artiste, Mademoiselle, avait-il dit à Myrtô la première fois qu’il l’avait entendue, du ton d’un homme obligé, par politesse, d’adresser un compliment.

Les journées passaient ainsi, toutes semblables, sauf parfois où le prince Milcza amenait son fils chez la comtesse, à l’heure du thé. Deux ou trois fois aussi, il fit faire à l’enfant, dans une voiture légère qu’il conduisait lui-même, une promenade à travers le parc immense. Karoly avait voulu emmener Myrtô, et Terka avait été “invitée” à se joindre à sa cousine. Les promeneurs s’étaient arrêtés dans un coin sauvage du parc, le prince Arpad s’était assis et avait sorti un journal de sa poche, et les jeunes filles s’étaient occupées à amuser Karoly. Puis, sans que le prince eût presque ouvert la bouche, ils avaient tous repris bientôt le chemin du retour.

Mais ces promenades étaient fort rares, car elles agitaient l’enfant trop nerveux. Karoly devait se contenter de longues stations dans le parc, l’air pur vivifié par la saine senteur des sapins qui entouraient le temple.

Myrtô, privé de mouvement, s’anémiait un peu et perdait l’appétit. Sur le conseil du Père Joaldy, elle dut se décider à supprimer parfois l’assistance à la messe quotidienne pour faire une promenade matinale. Celle-ci avait généralement un but charitable, l’aumônier de Voraczy ayant indiqué à la jeune fille quelques pauvres familles à visiter.

Un matin, au retour d’une de ces promenades à travers la campagne couverte de superbes moissons, Myrtô, en atteignant le grand vestibule du premier étage, fut presque renversée par Renat qui s’en allait comme un fou, l’air furieux.

Eh bien ! Renat, que vous arrive-t-il ? Vous avez manqué me faire tomber ! s’écria-t-elle en reprenant avec peine son équilibre.

Ah ! je m’en moque ! dit-il rageusement. Ce stupide Macri a laissé mourir mes bengalis, je vais lui dire son fait !… Pourquoi vous mettiez-vous devant moi, d’abord ? Tant pis pour…

Les mots moururent sur ses lèvres. Dans le grand corridor principal qui desservait tous les appartements apparaissait le prince Milcza, en costume de cheval. L’épais tapis qui couvrait le sol avait amorti le bruit de ses pas, de telle sorte que Myrtô ni Renat ne l’avaient entendu.

Voilà un enfant bien élevé ! dit-il froidement.

Renat, très pâle, baissait les yeux sous le regard glacé qui l’enveloppait.

Étendez vos mains !

L’enfant obéit. Le prince leva sa cravache, celle-ci retomba sur les doigts de Renat, y traçant une marque rouge.

Oh ! non, non, pas cela ! s’écria Myrtô en joignant les mains. Assez, je vous en prie !…

Le prince ne parut pas l’entendre, et la cravache cingla une seconde fois les doigts du petit garçon. Renat serra les lèvres pour étouffer un cri de douleur, et les yeux de Myrtô se remplirent de larmes.

Oh ! je vous en prie !… murmura-t-elle encore.

Je vous fais grâce du reste pour cette fois, dit le prince d’un ton bref. Mais à la récidive, je serai sans pitié… Faites maintenant vos excuses à Mademoiselle Elyanni.

L’enfant s’exécuta d’un air soumis… Le prince s’inclina légèrement devant Myrtô et se dirigea d’un pas rapide vers l’escalier.

Quand il eut disparu, Renat leva les yeux vers sa cousine, dont le visage portait les traces d’une vive émotion.

Ah ! vous avez pleuré ! Je comprends alors !… Sans cela, j’aurais eu ma correction jusqu’au bout. Mais il a été si content…

Pourquoi, content ? Interrompit Myrtô avec surprise.

Mais oui, je l’ai entendu dire une fois au comte Vidervary, notre cousin — il y a plusieurs années de cela, j’avais à peu près six ans — “J’aurais une infinie satisfaction à faire verser les larmes de leur cœur à ces démons que l’on appelle des femmes !”… Alors, en vous voyant pleurer, il a été si content qu’il m’a fait grâce… Et vous n’êtes à ses yeux qu’un démon, Myrtô ! conclut triomphalement Renat.

Comme il fallait que cet homme eût souffert pour en arriver à ce degré d’amer dédain, de défiance presque haineuse !… Myrtô avait déjà eu l’intuition de ce sentiment, mais les paroles de Renat le lui révélaient plus intense, plus farouche.

Et c’est sa femme qui l’a rendu ainsi !… sa femme, c’est-à-dire celle qui aurait dû être la lumière, le charme et la consolation de sa vie ! songeait tristement Myrtô en prenant le chemin du petit temple.

Maintenant, elle ne s’étonnait plus à la vue de ces jardins à la parure austère. Autrefois, leur splendeur était renommée dans toute la Hongrie. Mais si le prince Milcza haïssait aujourd’hui les fleurs et les bannissait impitoyablement de sa vue c’est que la princesse Alexandra les aimait avec passion et en était couverte le jour néfaste où il l’avait aperçue pour la première fois.

L’après-midi de ce même jour, des menaces de pluie obligèrent Myrtô et Marsa à ramener précipitamment Karoly au château. Elles l’installèrent dans la grande pièce toute blanche, abondamment aérée, contiguë au cabinet de travail du prince Milcza. L’enfant passait là les journées de pluie, mais, la nuit, il dormait dans une chambre voisine de celle de son père, au premier étage, le prince exerçant lui-même sur l’enfant bien-aimé une surveillance toujours en éveil.

Mitzi était là aujourd’hui, Karoly l’avait réclamée, et la petite fille se prêtait patiemment à un nouveau jeu imaginé par son jeune neveu. Elle avait une nature paisible et fermée, qui semblait un peu froide, mais Myrtô se demandait si cette apparence ne cachait pas un cœur beaucoup plus chaud que celui de ses aînées.

Voilà papa, avec le Père Joaldy ! annonça joyeusement Karoly.

L’aumônier venait parfois s’asseoir près de l’enfant, et lui parlait doucement, se mettant à merveille à la portée de cette intelligence enfantine, et jetant ainsi dans cette petite âme une semence d’éducation chrétienne. Le prince Milcza ne s’opposait pas à cette action du vieux prêtre, pas plus qu’il n’interdisait à Myrtô de mêler à ses récits quelques enseignements religieux.

Dites-moi une histoire, Père ? demanda câlinement Karoly, aussitôt que l’aumônier fut assis près de lui.

Le Père Joaldy savait choisir dans les pages évangéliques ce qui pouvait intéresser et instruire l’enfant. L’histoire du bon Zachée, racontée avec une gaîté fine, parut ravir Karoly.

Oh ! qu’il a dû être content, dites, Père, quand Notre-Seigneur l’a appelé ? Si j’avais été là, je serais aussi monté sur un arbre, parce que je suis trop petit… Ou bien papa m’aurait pris dans ses bras et m’aurait jeté bien haut, bien haut, pour que je voie le bon Jésus.

Le prince Milcza, assis à l’écart, suivait distraitement des yeux les mouvements de ses lévriers qui jouaient au dehors, devant la porte ouverte. Avait-il écouté le pieux récit qui devait lui rappeler les enseignements de son enfance ?… Aux derniers mots de Karoly, il tourna un peu la tête et enveloppa l’enfant d’un regard de tendresse passionnée, presque douloureuse à force d’intensité.

Maintenant, Myrtô, vous allez me prendre sur vos genoux, et puis vous raconterez au Père la légende de la petite Hellé, continua Karoly en tendant les bras vers la jeune fille.

Elle prit entre ses bras le pauvre petit corps maigre — de plus en plus maigre, lui semblait-il — et commença le récit demandé. C’était une ravissante légende grecque qui avait fait les délices de son enfance…

Et Myrtô, dont la voix pure donnait plus de charme encore à l’expressive langue magyare, savait redire, avec une pénétrante et exquise émotion, les malheurs, la conversion, la mort angélique d’Hellé, la petite païenne devenue la fiancée du Christ.

Que c’est joli, n’est-ce pas, Père ? dit Karoly avec ravissement.

Bien joli, en effet, et je comprends que vous soyez heureux d’avoir près de vous Mademoiselle Myrtô, qui sais si bien vous distraire, dit le vieux prêtre en caressant doucement la chevelure noire de l’enfant.

Je l’aime, murmura Karoly en levant les yeux vers Myrtô qui lui souriait. Je pense qu’Hellé devait lui ressembler, mon Père.

C’est possible… Mademoiselle Myrtô est aussi une petite Grecque, pour moitié du moins, dit en souriant le Père Joaldy.

Moi, je suis un Magyar, rien qu’un Magyar ! dit Karoly d’un petit ton fier.

Myrtô réprima un tressaillement. L’enfant ignorait qu’un sang étranger coulait dans ses veines, qu’il n’était pas seulement l’héritier de l’antique race magyare des Milcza, mais aussi le fils d’Alexandra Ouloussof, la descendante des boyards moscovites.

La voix du prince Arpad s’éleva, impérieuse comme à l’ordinaire, mais avec des vibrations un peu frémissantes…

Mitzi, servez-nous le café.

La petite fille se leva et se mit en devoir d’exécuter l’ordre de son frère. Elle avait généralement de jolis mouvements pleins d’adresse, mais sans doute craignait-elle le coup d’œil sévère du prince Milcza, car elle semblait aujourd’hui tout gauche et empruntée.

Le silence régna quelques instants dans la grande pièce aux tentures blanches, où la robe du Père Joaldy mettait seule une note sombre. Myrtô laissait errer ses grands yeux rayonnants un peu songeurs, vers les jardins attristés par la pluie fine qui commençait à tomber.

J’aime vos yeux, Myrtô ! dit tout à coup la petite voix de Karoly.

Elle abaissa son regard et sourit à l’enfant qui la considérait avec une sorte d’extase.

Je ne veux pas que vous ma quittiez… jamais, jamais ! reprit-il en se pressant contre elle. Je vous aime tant, ma Myrtô !

Une émotion profonde envahit Myrtô. La touchante affection de ce frêle petit être faisait vibrer son âme avide de tendresse et de dévouement, et remplie surtout d’un amour de prédilection pour ceux dont le Maître a dit : “Laissez venir à moi les petits enfants.

Elle se pencha et effleura tendrement de ses lèvres le front de l’enfant… Mais en redressant la tête, elle rencontra un regard qui exprimait une telle irritation, une si orgueilleuse colère qu’elle sentit un frisson lui courir sous la peau.

Instantanément, une pensée surgissait en elle : le prince Milcza, si passionnément attaché à son fils, était jaloux de l’affection trop ardente de l’enfant pour cette étrangère.

Et, tel qu’il était, avec cette nature altière et vindicative que semblaient laisser deviner tous ses actes, il était certain que jamais il ne pardonnerait à Myrtô pareille chose.

Cependant, qu’avait-elle fait pour cela ? Lui-même l’avait placée près de son fils, elle avait aimé ce fils de prince comme elle aimait les enfants d’ouvriers dont elle s’occupait naguère, et le cœur de Karoly était venu naturellement à elle parce qu’il avait deviné en l’âme de Myrtô cette compassion tendre et cette abnégation qui n’existaient pas chez se jeunes tantes, ni même chez sa grand’mère.

Marsa, assise dans un coin de la pièce, baissait le nez sur la broderie. Miklos se faisait tout petit. Son Excellence avait sa physionomie des plus mauvais jours, il n’y avait qu’à se demander sur qui tomberait l’orage.

Ce fut la pauvre Mitzi qui en subit les effets. À une observation durement faite par son frère, elle éprouva une si vive émotion que la cafetière bascula un peu entre ses mains et laissa tomber du liquide sur le napperon.

Quelle maladroite vous faites ! Que vous apprend-on donc, pour que vous soyez aussi incapable de rendre le moindre service ? dit-il avec ce dédain glacial qui était chez lui pire que la colère.

Mitzi baissait la tête, de grosses larmes montaient à ses yeux… Le Père Joaldy essaya de s’interposer.

Ce n’est qu’une bien petite maladresse, prince. Mitzi, je crois, n’en est pas coutumière.

Coutumière ou non, le fait n’existe pas moins… Vous pouvez vous retirer, Mitzi, Mademoiselle Elyanni voudra bien vous remplacer.

Il n’y avait pas à discuter, le ton était péremptoire, et le Père Joaldy lui-même ne pouvait rien ajouter de plus… Tandis que Mitzi s’éloignait en comprimant ses sanglots, Myrtô se leva pour accomplir l’ordre donné par la voix impérative du prince Milcza. Mais Karoly protesta, il ne voulait pas quitter Myrtô…

Moi, je le veux ! dit son père d’un ton sans réplique. Donnez-le-moi, Mademoiselle, et servez-nous promptement, je vous prie, car Mitzi nous a retardés.

Il prit l’enfant sur ses genoux, l’entoura de ses bras en le couvrant d’un long regard… Et Myrtô pensa qu’il avait saisi la première occasion venue pour enlever son fils à celle qui portait ombrage à sa jalouse tendresse paternelle.



À suivre...



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