Chapitre XIII

Chapitre XIII

Un doux soleil printanier chauffait les champs déjà verdoyants, éclairait les sombres frondaisons des forêts, jetait un miroitement sur la rivière qui courait le long de la route, entre les buissons fleuris. Les senteurs champêtres, saines et douces, parfumaient la brise légère qui venait caresser le visage rosé de Myrtô et soulever ses cheveux dorés.

Oh ! cet air de Voraczy, combien elle l’aimait ! Elle revenait pourtant de Naples, où la comtesse Gisèle, à la suite d’une bronchite dont elle ne pouvait se remettre, avait dû aller finir l’hiver, dans la demeure d’une sœur du défunt comte Zolanyi. Mais la ville admirable, son soleil, toutes les merveilles de ses environs n’avaient pu empêcher Myrtô d’aspirer secrètement au jour où elle reverrait de nouveau Voraczy.

Elle allait y atteindre maintenant. Comme l’année précédente, la voiture suivant celle où la comtesse se trouvait avec ses filles l’emmenait vers le château en compagnie de Fräulein Rosa et de Renat.

Voraczy était encore privé de son maître. Le prince Arpad, après un nouveau voyage, cette fois dans les pays scandinaves, avait regagné Paris. De là, il avait écrit à sa mère en lui demandant quand elle comptait partir pour Voraczy, où lui-même, disait-il, avait l’intention de retourner incessamment. Cette lettre avait fait se hâter quelque peu la comtesse Gisèle, qui se fût volontiers attardée à Vienne à son retour de Naples.

Mais quelques jours avant le départ, en parcourant un journal, elle était tombée sur cet entrefilet :

Le Bois a failli être, hier, le théâtre d’un grave accident. Le comte de Lorgues et sa fille, la charmante veuve du vicomte de Soliers, le sportsman bien connu, faisaient une promenade à cheval en compagnie du prince Milcza, le jeune magnat hongrois dont toute la haute société parisienne a accueilli avec allégresse la réapparition. Au détour d’une allée, le cheval de Madame de Soliers, qui donnait depuis quelque temps des signes d’agitation, prit peur devant un poteau et s’emporta. Le prince Milcza, dont la merveilleuse adresse de cavalier est bien connue, lança son cheval à sa poursuite. Il réussit à atteindre l’animal emporté et à l’arrêter, au risque d’être lui-même entraîné. Madame de Soliers en a été quitte pour une très vive émotion, mais son sauveur a eu l’épaule gauche violemment froissée dans l’effort fait pour maintenir la bête furieuse.

La comtesse avait immédiatement télégraphié à son fils. Elle en avait reçu cette réponse : “Souffre beaucoup, mais n’ai absolument rien de grave. Compte toujours être à Voraczy à date fixée.

Cependant aujourd’hui, quand la comtesse était arrivée à la petite gare, un domestique lui avait remis une dépêche arrivée le matin, et dans laquelle son fils l’informait qu’il ne serait à Voraczy que le surlendemain.

Serait-il plus souffrant ?… Ce journal n’était peut-être pas bien renseigné, Arpad a pu avoir quelque chose de grave.

Ces craintes de la comtesse, Myrtô les partageait un peu, et elles couvraient d’un voile la satisfaction de ce retour à Voraczy.

Comme l’année précédente, toute la domesticité était groupée sur le grand perron, une partie en costume national, l’autre revêtue de cette élégante livrée blanche à parements couleur d’émeraude qui était celle du prince Milcza.

En franchissant le seuil du vestibule, la comtesse Gisèle s’arrêta en murmurant :

Voyons, je rêve ?… Des fleurs ici !

Par exemple ! murmura la voix stupéfiée d’Irène.

Oui, le vestibule était garni de fleurs… garni avec une profusion inouïe, embaumé de pénétrants parfums. Et parmi ces fleurs venues sans doute du littoral méditerranéen, héliotropes, œillets énormes, narcisses, anémones, parmi les délicates bruyères roses et blanches, les grandes violettes au parfum léger, les orchidées superbes ; dominaient le muguet et les roses… roses nacrées, roses thé, roses pourpres, un ruissellement de corolles odorantes, veloutées ou satinées, aux nuances exquises.

La stupeur de la comtesse Zolanyi était telle qu’elle balbutia cette question pourtant bien inutile :

Mais, Vildy, c’est Son Excellence qui a donné l’ordre ?…

Oui, Votre Grâce, répondit le majordome, dissimulant, en personnage bien stylé, l’étonnement que devait lui causer pareille question.

La comtesse, réussissant à dominer sa surprise, se dirigea avec ses filles vers l’escalier. Myrtô les suivit, et, au premier étage, s’arrêta pour demander :

J’occupe toujours la même chambre, n’est-ce pas, ma cousine ?

Mais sans doute… Je pense que Katalia l’a fait préparer…

La femme de charge, qui montait derrière Myrtô, s’avança avers la comtesse Gisèle.

Son Excellence a donné l’ordre de préparer pour Mademoiselle Elyanni l’appartement des Fleurs.

Vous dites ?… l’appartement des Fleurs ? fit la comtesse avec une surprise intense.

Quelle folie ! murmura Irène entre ses dents serrées. L’un des plus beaux appartements du château !… Sa reconnaissance pour cette petite l’égare, positivement !

Myrtô suivit Katalia qui l’introduisit dans un salon aux tentures soyeuses, fond blanc, semées de grandes fleurs brochées aux teintes délicates. Les meubles, d’un dessin exquis, étaient faits d’un bois jaune pâle garni d’incrustations légères, et leur apparente simplicité cachait, aux yeux non exercés, une valeur laissant loin d’elle celle d’une décoration plus somptueuse. Ce luxe sobre, cette élégance raffinée existaient d’ailleurs dans tous les détails de l’ameublement de ce salon et de la chambre voisine, vers laquelle Katalia conduisait Myrtô.

Un délicat parfum remplissait la première pièce. Dans une corbeille de Sèvres s’épanouissaient des fleurs, des roses et des muguets, les préférées de Myrtô.

Je pense que Votre Grâce se trouvera bien ici, dit la femme de charge d’un ton satisfait. L’appartement est un des mieux exposés du château, et la vue est superbe…

Tout en parlant, elle ouvrait une des fenêtres, et Myrtô s’avança sur le large balcon de pierre.

Une exclamation de surprise s’échappa des lèvres de la jeune fille. Devant elle s’étendaient les jardins, non plus avec leur sévère parure de feuillage, mais maintenant garnis d’une profusion de fleurs admirables… Et, dans les bassins de marbre, l’eau retombait en jets merveilleusement irisés par le soleil.

En vérité, des fleurs partout ! murmura Myrtô.

Oui, tout est changé maintenant, dit Katalia d’un ton de vif contentement. Les serres aussi ont retrouvé leurs fleurs… Je comprends l’étonnement de Votre Grâce, car nous aussi avons failli tomber de notre haut quand Son Excellence, avant son départ, a donné ses instructions à ce sujet… Et maintenant la tombe du petit prince est toujours couverte de fleurs… les pareilles à celles-ci, ajouta-t-elle en désignant les muguets et les roses. Il faut penser que ce sont les préférées de Son Excellence, car il a télégraphié exprès la semaine dernière pour donner l’ordre d’en mettre partout.

… Le lendemain, après la messe, Myrtô entra dans la sacristie où l’aumônier venait d’enlever ses vêtements sacerdotaux.

Ah ! voilà ma petite brebis ! dit-il avec satisfaction. Eh bien ! comment allons-nous, mon enfant ? comment s’est passé cet hiver ? Êtes-vous contente de revoir Voraczy ?

Myrtô répondit aux questions du vieux prêtre, puis, s’excusant de le déranger, elle lui demanda la clef de la crypte dont l’aumônier gardait un double, l’autre étant toujours entre les mains du prince Milcza.

Après Dieu, j’ai désiré que ma première visite à Voraczy soit pour le cher petit Karoly, mon Père.

C’est une pensée digne de votre cœur, ma chère enfant. Voici cette clef… Combien de fois notre pauvre prince y est-il descendu, cet hiver ! Il faut pense que des âmes angéliques intercédaient pour lui, dans cette nuit où se débattait son cœur… Mais maintenant vous trouverez des fleurs sur la tombe de Karoly, mademoiselle Myrtô.

Oui, je le sais… Il est donc bien changé, mon Père ?

Un imperceptible sourire entrouvrit les lèvres du vieillard.

Je ne l’ai pas vu depuis le mois de janvier… Mais enfin, tout donne à penser qu’il y a, en effet, une grande transformation en lui.

En revenant de sa visite à la crypte funéraire des Milcza, Myrtô trouva sur son bureau une lettre que Thylda avait apportée pendant son absence. À première vue, elle reconnut la large écriture de Madame Millon. L’excellente dame et sa fille lui avaient écrit plusieurs fois, et elle avait pu se convaincre quelle n’était pas oubliée de ses voisines.

La jeune fille s’assit près d’une fenêtre ouverte et décacheta rapidement l’enveloppe d’un violet vif, qui était la couleur préférée de Madame Millon, car elle l’arborait fréquemment sur ses chapeaux.

Chère Mademoiselle Myrtô,

« Voilà plus de huit jours que je voulais vous écrire, mais Albertine a été prise tout d’un coup d’une mauvais fièvre, et nous avons eu tant d’inquiétudes et de tracas que je ne savais plus trop où en était ma pauvre tête. Mais ma chère fille va, aujourd’hui, le mieux possible, et je viens maintenant vous raconter la visite que nous avons reçue, voilà une douzaine de jours — celle du prince Milcza, votre cousin, mademoiselle Myrtô.

« Vous pensez si nous en avons été abasourdies, tout d’abord ! Ah ! quel bel homme !… et comme on comprend bien, en le voyant, ce que c’est qu’un vrai grand seigneur ! Mais il s’est montré si aimable, si simple, que notre embarras est bientôt parti. Il nous a dit qu’étant venu sur la tombe de Madame Elyanni avant son départ pour la Hongrie, il avait pensé à monter jusque chez nous afin de pouvoir donner de nos nouvelles à sa cousine, qui nous avait en grande affection. Dame, nous avons causé de vous, mademoiselle Myrtô ! Les oreilles ont dû vous en tinter, là-bas. Je lui ai montré l’ancienne chambre de votre pauvre maman, il est resté un instant, tout rêveur, sur le petit balcon vitré où il y a toujours vos roses, Mademoiselle, et où, en souvenir de vous, je cultive, dans une petite caisse, de ce muguet que vous aimiez tant. J’ai raconté tout cela à votre cousin, et aussi comme vous travailliez ferme et comme vous étiez dévouée à votre chère maman. Il paraissait très intéressé, et j’ai bien compris qu’il appréciait sa cousine à sa juste valeur…

« Au premier moment, la vue de notre cher petit Jean a paru lui être pénible. J’ai bien vu qu’il pensait à son pauvre ange, et j’ai voulu faire sortir l’enfant. Mais il l’a pris sur ses genoux et l’a fait causer avec beaucoup de bonté. Le petit est fou de “mon prince”, comme il dit, il ne parle plus que de lui, et j’ai dû lui promettre solennellement de faire un voyage en Hongrie… quand nous aurions gagné le gros lot !

« C’est qu’il sait s’y prendre pour ensorceler son monde, ce prince Milcza ! Figurez-vous que mon gendre — un terrible démocrate en paroles, — m’a déclaré après sa visite :

« — Si tous les gens de la haute étaient comme celui-là, à la bonne heure ! Ce qu’il est aimable, ce prince-là, malgré son chic et son grand air !

« Et il n’a rien eu de plus pressé que d’aller colporter dans tout le quartier qu’il avait reçu la visite d’un prince hongrois, si riche qu’il ne connaissait même pas tous ses revenus. Mais il fallait le voir racontant ça en se rengorgeant ! Ah ! les farceurs que ces démocrates !

« Le lendemain, nous avons vu arriver un beau jouet pour l’enfant, accompagné d’une carte du prince Milcza. Comme Albertine se sentait déjà souffrante, mon gendre est allé seul avec le petit à l’hôtel Milcza, d’où il est revenu très enthousiasmé par l’accueil cordial qu’il avait reçu.

« Une voisine, qui a été ces jours-ci au cimetière, m’a dit que la tombe de vos pauvres parents était couverte de fleurs magnifiques. C’est lui sans doute qui l’a fait orner ainsi. »

Myrtô s’arrêta de lire, car les larmes emplissaient ses yeux… Comme il était bon et délicat ! Comme il savait trouver tout ce qui pouvait toucher le plus profondément le cœur de Myrtô !

Était-ce vraiment ce même homme si glacial, si indifférent, qui n’avait même pas daigné, l’année précédente, l’accueillir du nom de cousine, qui lui avait imposé près de Karoly cette sorte d’esclavage que l’abnégation chrétienne de Myrtô, sa compassion et son affection grandissante pour l’enfant avaient seules rendu supportable, et bientôt même plein de douceur ?

Était-ce cet être dédaigneux de tout et de tous, ce misanthrope, ce despote qui courbait les volontés autour de lui et n’avait pas un regard de pitié pour les souffrances des humbles ?

Oh ! mon Dieu, soyez béni ! dit-elle dans un élan d’ardente reconnaissance. Soyez béni pour l’avoir enlevé à ses ténèbres, et faites luire en son âme votre pleine lumière, Seigneur !

* * *

Cette fois, le prince Milcza arrivait à la date fixée. Une dépêche, parvenue au château le matin même, en informait la comtesse Zolanyi.

Ne vous attardez pas, Myrtô, dit Terka en voyant sa cousine sortir vers deux heures, son chapeau sur la tête. Le prince sera ici avant cinq heures.

Mais je suppose que la présence de Myrtô n’est pas indispensable à son arrivée ! répliqua ironiquement Irène.

Oh ! évidemment non ! dit l’aînée en reprenant sa lecture.

Myrtô sortit du château, où s’agitaient les laquais en livrée de gala, elle se dirigea vers le village d’un pas un peu pressé. Quoi qu’en pensassent ses cousines, elle tenait à ce que le prince Milcza, à son arrivée, la trouvât avec sa famille. Il lui avait trop bien témoigné qu’elle en faisait partie, il s’était montré trop délicatement attentionné à son égard pour qu’elle ne se crût pas tenue à cette preuve de déférence.

Au village de Lohacz, elle revit ses chers pauvres de l’année précédente, qui l’accueillirent avec une joie visible. Elle put constater que déjà le sort de beaucoup s’était amélioré, et que le nom du prince Milcza n’était plus prononcé avec tant de crainte que l’année précédente.

Son Excellence a renvoyé plusieurs ispans qu’on lui avait signalés comme trop durs, dit-on à Myrtô, de sorte que les autres sont devenus beaucoup moins exigeants… Et il paraît que le prince a dans l’idée beaucoup de réformes et d’améliorations.

En dernier lieu, Myrtô entra dans une misérable demeure où végétaient une jeune veuve, toujours malade ; et ses deux petites filles. Le médecin était là, occupé à admonester l’aînée qui se refusait absolument à se laisser faire une indispensable petite opération à son doigt malade. Elle se roulait en criant sur le sol de terre battue, et sa mère, désolée et fatiguée après de vaines instances, était tombée épuisée sur une chaise.

Que voulez-vous, je reviendrai demain ! dit le médecin. Mais il sera peut-être trop tard.

Myrtô tenta à son tour de décider la petite furie. Sa voix à la fois sévère et douce calma peu à peu l’enfant, mais celle-ci ne voulut consentir à l’opération que si Myrtô la tenait sur ses genoux.

La jeune fille n’hésita pas un instant à demeurer là, bien qu’elle sût qu’il lui restait à peine le temps indispensable pour regagner Voraczy et changer de vêtements. Quand l’enfant fut pansée et tout à fait rassurée, elle s’éloigna seulement, en hâtant le pas.

Mais comme elle approchait, elle leva les yeux et vit la bannière princière qui s’élevait lentement au-dessus du château. Le prince Milcza arrivait à Voraczy.

Myrtô ralentit le pas. Maintenant, il ne lui servait à rien de se presser, elle ne pouvait se présenter dans cette tenue de promenade, quelque peu poussiéreuse, devant lui qui tenait tant au décorum le plus strict.

Elle entra par une porte de service, et gagna son appartement… Un quart d’heure plus tard, on frappa chez elle, et elle vit apparaître la comtesse Zolanyi.

Eh bien ! que vous est-il arrivé, Myrtô ? Mon fils s’est montré très surpris et mécontent de ne pas vous voir avec nous…

Je suis désolée, ma cousine ! Mais je me suis trouvée retardée…

Enfin, vous vous en expliquerez avec lui ! Il a d’ailleurs dit aussitôt : “Myrtô n’a pu être retenue que par un devoir… à moins qu’elle ne se soit trouvée souffrante !” C’est pour m’assurer de la non-existence de ce dernier motif que je suis entée chez vous en passant… Vous me voyez encore toute stupéfiée, Myrtô ! Il est tellement changé ! Le voilà redevenu le prince Milcza d’autrefois — le prince charmeur, comme on l’appelait à Paris et à Vienne. Il semble plus jeune, il a dépouillé cette apparence glacée qui nous semblait si pénible, il s’est montré vraiment aimable pour tous. Je crois qu’Irène doit avoir bien deviné… que l’idée d’un second mariage n’est pas étrangère à cette transformation. Peut-être la vicomtesse de Soliers… Elle est fort bien, et surtout très intelligente, douée d’un esprit piquant… Enfin, nous verrons. Pour le moment il nous suffit de noter les changements dont nous allons être les témoins… enchantés, du reste. Mon fils m’a informée que désormais le dîner, auquel il prendra part, aura lieu dans la salle des Banquets, comme autrefois, mais sans la tenue du soir lorsque nous ne serons qu’entre nous, car il tient, m’a-t-il dit, à conserver à ce repas un caractère intime. Vous pourrez donc, Myrtô, vous habiller comme à l’ordinaire.

L’avis était superflu, Myrtô n’ayant qu’une seule robe tant soit peu élégante, qu’elle mettait chaque jour pour le dîner et qui aurait fait pauvre figure près des robes ouvertes de ses cousines, si le prince Milcza avait voulu maintenir le grand apparat qui présidait jadis à ce repas du soir.

Elle descendit quelque temps avant le dîner, dans l’intention de ranger son ouvrage qu’elle se rappelait avoir laissé dans le salon où se tenaient la comtesse et ses enfants. La pièce n’était, ce soir, que faiblement éclairée. En revanche, le salon voisin — le salon des Princesses, comme on le désignait — se trouvait brillamment illuminé.

Comme Myrtô achevait d’enfermer sa broderie dans un sac à ouvrage, le bruit d’une porte qui s’ouvrait dans ce salon la fit se retourner un peu… C’était le prince Milcza qui entrait.

Non pas le prince Milcza jusque-là connu de Myrtô, mais celui du portrait vu par elle à Paris. Sa mère avait raison, il semblait rajeuni. Cette impression était-elle due à la coupe élégante de sa coiffure autrefois un peu étrange, à la recherche discrète de sa tenue, jadis simplement correcte et tout à fait éloignée de la mode, à son allure plus vive, plus décidée ?… ou bien à l’expression adoucie de sa physionomie et à l’absence de ce pli amer des lèvres, de cette sombre tristesse du regard que Myrtô avait encore remarqués, bien qu’atténués et intermittents, pendant la veillée de Noël ?

Elle pouvait l’observer à son aise, car il s’était arrêté au milieu du salon, en jetant un coup d’œil autour de lui… Et voici qu’elle n’osait avancer, saisie d’une gêne étrange devant le prince Milcza si différent de l’être souffrant et révolté qui avait si profondément ému son âme charitable.

Mais il vit tout à coup la mince silhouette vêtue de noir qui se dessinait au milieu de la pièce voisine, dans la clarté atténuée. Il eut une exclamation joyeuse et s’avança vivement, les mains tendues…

Enfin, Myrtô ! Savez-vous que j’ai fort envie de vous adresser des reproches ?

Tout en parlant ainsi d’un ton de bonheur contenu, il s’inclinait et portait à ses lèvres la main de la jeune fille.

… Mais je vous laisse prononcer votre défense, ma petite cousine, je me suis refusé à vous condamner avant de vous entendre.

Il souriait doucement en la regardant… Et elle retrouvait dans ce regard, mais plus intense encore, le rayonnement qui l’avait frappée dans le portrait de l’hôtel Milcza.

Dominant l’émotion profonde qui l’étreignait, elle raconta alors le fait qui avait motivé son retard.

Je me doutais qu’il devait exister un motif de ce genre, petite sainte Élisabeth. Dès lors, je n’ose plus me plaindre de ma déception de tout à l’heure.

Mais vous, Arpad ?… votre épaule ?

Elle va maintenant aussi bien que possible. J’en ai extrêmement souffert ces jours derniers, c’est pourquoi j’ai dû remettre de quarante-huit heures mon retour… Voyons, venez un peu en pleine lumière, Myrtô, que je voie si votre mine est meilleure qu’à Noël… Mais oui, je crois que ce séjour à Naples a été bon pour vous… à moins que ce ne soit déjà l’air de Voraczy qui ait produit son effet ?

Peut-être, dit-elle en souriant. J’ai éprouvé tant de contentement en m’y retrouvant !

Moi aussi, Myrtô. J’avais hâte de quitter Paris, de revenir dans cette demeure… malgré les souvenirs poignants que j’y retrouve.

Sa voix s’altéra un peu, et une lueur douloureuse traversa son regard.

Les grands yeux de Myrtô exprimaient aussi une émotion profonde à cette évocation du passé si proche encore, à la vue de cette douleur paternelle, adoucie et résignée maintenant, qui existait bien toujours dans le cœur du prince Milcza.

Mais la physionomie assombrie du jeune magnat se détendit aussitôt devant ce regard lumineux. Il dit, en serrant la petite main de sa cousine qu’il tenait toujours entre les siennes :

Vous me faites du bien, Myrtô ! Dans mes heures de découragement, de noire tristesse, je pensais à ma petite cousine si vaillante, si doucement gaie malgré les douloureuses épreuves qui ont assombri sa jeunesse. Dieu vous a accordé un grand don. Il a fait de vous une de ces fées bienfaisantes qui répandent autour d’elles la lumière — la douce et rayonnante lumière de leur âme pure. Les pauvres cœurs souffrants en sont tout éclairés… Et c’est pourquoi tous les malheureux vous aiment tant, Myrtô.

Elle murmura en rougissant :

Vous dites des folies, Arpad !

Il eut un sourire ému en répliquant :

Soit, admettons ! Maintenant, il faut que j’accomplisse les commissions dont je suis chargé. Les dames Millon vous ont peut-être écrit que j’avais été les voir ?

Oui… Oh ! combien vous avez été bon, Arpad ! dit-elle avec un regard rayonnant de reconnaissance. Mes chers parents !… vous avez pensé à leur tombe !

Mais c’était, il me semble, la moindre des choses !… Et j’ai eu grand plaisir à connaître cette demeure où vous avez vécu tant d’années, ces excellentes personnes qui vous ont été dévouées… qui le sont toujours, du reste. Elles ont une admiration enthousiaste pour Mademoiselle Myrtô, et je suis chargé de mille souvenirs affectueux. Le petit Jean m’a dit qu’il viendrait vous voir. C’est un gentil enfant, un peu fluet, un peu pâlot… Il m’a fait penser à mon pauvre chéri qui aurait presque son âge cette année.

De nouveau, l’ombre douloureuse voilait les prunelles du prince Milcza.

Avec une délicate adresse, Myrtô sut éloigner la pensée pénible qui ouvrait la blessure à peine fermée. Quand la comtesse et ses filles entrèrent, elles trouvèrent le prince Arpad appuyé à la cheminée, écoutant avec un intérêt amusé le récit que Myrtô, assise en face de lui, faisait des enthousiasmes “démocratiques” du gendre de Madame Millon.

Myrtô put constater aussitôt, comme le lui avait dit la comtesse Gisèle, le changement du prince vis-à-vis de sa famille. Pour Irène seule, il conservait quelque chose de sa hautaine froideur d’autrefois. Non qu’il fût affectueux, les rapports cérémonieux ayant existé jusqu’ici enter lui et le siens n’ayant pas été propices à l’éclosion de ce sentiment, mais il ne montrait plus la glaciale indifférence de jadis, il leur témoignait même un intérêt aimable… Renat, surtout, fut de sa part l’objet d’une attention particulière. Appelant près de lui le petit garçon, il dit en posant sa main sur son épaule :

Je m’occuperai maintenant de toi, Renat. Je veux que tu deviennes un homme sérieux, digne du nom que tu portes.

Renat baissa le nez d’un air craintif, et la comtesse Gisèle, dont la physionomie exprimait une sorte d’effroi, balbutia :

Mais, Arpad, je crains… Ce sera un grand ennui pour vous… Et vraiment je crois qu’à l’âge de Renat je puis encore…

Le prince eut un sourire teinté d’ironie.

Rassurez votre tendresse maternelle, ma mère. Je ne renouvellerai pas pour Renat les corrections d’autrefois… à moins qu’il ne m’y oblige dans des cas graves. Autrement, je suis tout disposé à la traiter avec douceur et à m’attirer son affection… As-tu vraiment peur de moi, Renat ? ajouta-t-il en remarquant la mine craintive du petit garçon.

Oui… un peu, balbutia Renat.

Quel petit sot tu fais ! dit le prince avec une tape amicale sur la joue de son frère. Je suis sûr, au contraire, que nous nous entendrons très bien… Qu’en pensez-vous, Myrtô ?

Mais je crois aussi, répondit la jeune fille avec un sourire encourageant à l’adresse de Renat.

La comtesse Gisèle ne paraissait aucunement persuadée, mais elle n’osa protester. Cependant, comme le maître d’hôtel venait d’annoncer le dîner, elle murmura, tout en posant sa main sur le bras que lui présentait son fils aîné :

Vous ne le mettrez pas en pension, Arpad ?

Mais non, ma mère, il n’est aucunement question de cela ? Je vous en prie, ne vous inquiétez pas à ce sujet. Je trouve seulement qu’il est bon, pour une nature difficile comme celle de Renat, d’être dirigée par une main masculine. Mais je ne me permettrais jamais de prendre à son égard une mesure tant soit peu sérieuse sans votre complet assentiment.

La physionomie de la comtesse se rasséréna à cette déclaration qu’elle n’aurait osé attendre de son fils, étant donné son froid despotisme d’autrefois.

La salle des Banquets était magnifiquement éclairée, des fleurs couvraient la table garnie de merveilleuse porcelaine de Sèvres, de cristaux désespérément fragiles, d’argenterie ciselée avec un art admirable.

Myrtô allait se glisser modestement vers le bas de la table, près de Fräulein Rosa et des enfants, comme elle en avait coutume chez la comtesse Zolanyi. Mais le maître d’hôtel l’arrêta d’un geste respectueux…

La place de Votre Grâce est ici…

Et il désignait la chaise placée à la droite du prince Milcza.

Myrtô eut une seconde d’hésitation. Ne se trompait-il pas ? Qui donc avait donné cet ordre ? Et la comtesse Gisèle ne serait-elle pas froissée de voir à la place d’honneur la jeune parente toujours un peu traitée en subalterne ?

Mais Terka s’asseyait à la gauche de son frère et Irène, les lèvres un peu pincées, à la droite de sa mère. Myrtô prit donc place près de son cousin, et sa simplicité, sa naturelle aisance eurent vite raison de ce petit moment de confusion causé par l’attention dont le prince Milcza honorait la jeune parente pauvre qui vivait sous son toit.

Combien il était changé ! Il causait maintenant, et avec quel charme ! Il racontait les impressions de ses voyages, il parlait de son séjour à Paris, des relations renouées, des livres lus, des concerts ou des pièces de théâtre entendus… Myrtô l’écoutait avec un plaisir infini, bien qu’elle ignorât la plupart des gens et des faits dont il parlait. Mais il s’en apercevait aussitôt et la mettait au courant en quelques mots. Il n’entendait pas, évidemment, que sa cousine demeurât un tant soit peu en dehors de la conversation.

On vint à parler de la vicomtesse de Soliers, que le prince avait à peu près certainement sauvée d’un accident. Il dit avec un léger mouvement d’épaules :

Ces jeunes femmes ne doutent de rien ? La vicomtesse avait choisi un cheval difficile, par pose, probablement. Ce sont là des imprudences qui peuvent entraîner les plus graves conséquences, non seulement pour soi-même, mais encore pour autrui.

Madame de Soliers est cependant une femme fort intelligente, dit la comtesse Gisèle.

Oui, assez, je crois. Elle a surtout l’esprit vif et piquant, elle cause bien. Avec cela, très musicienne, douée d’une jolie voix, assez expressive. C’est une personne agréable… pour ceux qui apprécient les femmes mondaines. Nous aurons sans doute sa visite et celle de son père, cet été. Ils doivent faire un voyage en Autriche et pousser jusqu’ici… pour me remercier encore, disent-ils. Ils m’ont déjà accablé de témoignages de reconnaissance dont je suis réellement confus.

Mais ce n’était rien moins que de la confusion qui s’exprimait dans son regard. Un observateur y eut découvert une forte dose d’amusement railleur… Et il accueillit par un sourire énigmatique cette réflexion de Terka :

Ils vous doivent bien cette reconnaissance, Arpad, après l’immense service que vous leur avez rendu, et je crois qu’ils ne peuvent faire trop pour vous la prouver.

En effet, la reconnaissance est une grande vertu, et ce n’est pas moi qui voudrais en détourner qui que ce soit, car mon âme en est profondément pénétrée, dit-il avec une soudaine gravité.

En prononçant ces mots, il regardait sa cousine. Une teinte rose couvrit le teint si blanc, si délicatement satiné de Myrtô, ses longs cils s’abaissèrent, voilant son regard confus. Elle ne vit pas le coup d’œil malveillant que lui lançait Irène… Mais quelqu’un l’intercepta. Le prince Milcza devait être maintenant au courant des sentiments de sa sœur pour sa cousine Myrtô.

Les sourcils soudain froncés, il demeura quelques instants silencieux, et lorsqu’il lui arriva, dans la soirée, d’adresser la parole à Irène, sa voix reprit pour elle la dureté, son regard, la glaciale froideur d’autrefois.



À suivre...


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