Chapitre XII

Chapitre XII

Les bûches du foyer flambaient joyeusement, les grandes lampes voilées de vert pâle répandaient leur lueur atténuée sur une partie du vaste salon aux tentures sombres, aux meubles somptueux et sévères. Cette douce clarté enveloppait aussi, près de la cheminée, le paisible visage, les bandeaux blond cendré de Fräulein Rosa ; elle découpait, sur la tenture de la tapisserie foncée, le pur profil de Myrtô et donnait à sa lourde chevelure une délicate teinte d’or pâle.

L’institutrice lisait… ou plus exactement était censée lire. En réalité, elle sommeillait, et Myrtô avait parfois un léger sourire en la voyant sursauter, reprendre son livre, puis, un instant après, le laisser retomber.

La jeune fille, elle, était tout à fait éveillée, elle travaillait activement à une petite jupe de chaud lainage, qui irait, demain, réjouir une enfant pauvre pour son jour de Noël. Elle devait se hâter, la veillée s’avançait, bientôt arriverait le moment de s’apprêter pour la messe de minuit.

Tout en travaillant, elle repassait dans son esprit les mois écoulés. Ils lui avaient apporté bien des petites amertumes… Tout d’abord de la part d’Irène, dont la jalousie et la malveillance s’étaient accrues à dater d’un jour où Myrtô, rentrant d’une cérémonie à la cathédrale, s’était trouvée en face d’un groupe élégant sortant du salon de la comtesse. Celle-ci, devant la surprise de ses hôtes, avait pris le parti de présenter Myrtô. Or, il y avait là un jeune officier qui portait le nom de Gisza. En entendant la comtesse Zolanyi dire : “Mademoiselle Elyanni, la fille de ma pauvre cousine Hedwige Gisza”, il s’était écrié : “Mais alors, nous sommes cousins, Mademoiselle ?… J’en suis absolument charmé, et j’ose espérer avoir de nouveau le plaisir de vous présenter mes hommages.

Lorsque Myrtô s’était éloignée, on avait fort complimenté la comtesse sur la beauté, la grâce patricienne et l’aisance si naturelle de sa jeune parente. Le comte Mathias Gisza ne s’était pas montré le moins enthousiaste, et Irène avait reporté sur Myrtô la colère inspirée par l’admiration de son cousin pour cette “étrangère”, ainsi qu’elle la traitait intérieurement.

Terka, jusque-là plus bienveillante à l’égard de Myrtô, avait peu à peu changé en s’apercevant que Mitzi, sa préférée et son inséparable, s’attachait ardemment à sa cousine. Elle aussi, pour un autre motif, devenait jalouse de la jeune fille et lui témoignait une grande froideur, presque aussi pénible que les mots piquants ou acerbes de sa cadette.

La comtesse Gisèle demeurait heureusement toujours la même, mais elle ne s’apercevait pas — ou ne voulait pas s’apercevoir — de l’hostilité de ses filles envers Myrtô. Sa nature un peu molle et indifférente ne se préoccupait pas que la jeune fille en souffrît, et d’ailleurs sa faiblesse pour ses enfants lui interdisait envers eux le moindre blâme.

Certaines compensations étaient réservées à Myrtô dans l’existence presque austère, privée de distractions, qui était la sienne au palais Milcza, côte à côte avec la vie mondaine de ses cousines. Outre l’affection de Mitzi, elle possédait celle de Renat, sur lequel elle prenait décidément une réelle influence. De plus, elle avait acquis la sympathie de Fräulein Rosa, excellente et placide personne, avec laquelle elle perfectionnait son allemand et causait fréquemment de littérature, sujet cher à la Bavaroise qui avait fait de très fortes études.

Depuis quatre jours, la famille Zolanyi s’était transportée à Budapest, ainsi qu’elle en avait coutume chaque année pour les fêtes de Noël. Elle s’était installée dans le vieux palais que le prince Milcza y possédait, et qu’il laissait à leur disposition, comme ses demeures de Paris et de Vienne. Ce matin, la comtesse et ses enfants étaient partis pour passer la veillée et le jour de Noël au château de Selzy, à quelques kilomètres de Budapest. Il n’avait pas été un instant question d’emmener Myrtô, bien que les châtelains de Selzy fussent des parents des Gisza… Et la jeune fille restait seule pour cette fête de Noël avec Fräulein Rosa, dans le grand vieux palais austère où flottait le souvenir des ancêtres du prince Arpad.

Sa pensée, maintenant, s’en allait vers Voraczy. Que serait pour “lui” cette fête si douce, si infiniment consolante pour les cœurs chrétiens ? Son âme était-elle encore révoltée, ou bien s’apaisait-elle peu à peu ?

Les nouvelles de Voraczy étaient fort rares et fort succinctes. La comtesse avait écrit plusieurs fois à son fils, il lui avait répondu par des billets très brefs ne donnant aucun détail sur lui-même. C’était une lettre de Katalia à Thylda, sa nièce et filleule, que les Zolanyi et Myrtô avaient appris les rapports plus fréquents du prince Milcza avec le Père Joaldy, les excursions du jeune magnat à travers son domaine de Voraczy, les instructions données aux ispans pour améliorer le sort de ceux qui y vivaient. La femme de charge, étant fort discrète par nature, et connaissant d’ailleurs la haine du prince Milcza pour les racontars, s’étendait fort peu sur ces nouvelles. Mais, telles qu’elles étaient, elles avaient mis au cœur de Myrtô une joie et un espoir. Si le prince sortait de lui-même, s’occupait d’autrui, des humbles et des petits dont il était responsable devant Dieu, il était à peu près certainement sauvé.

Miklos, selon sa promesse, avait écrit à Myrtô, en lui apprenant que le prince Milcza l’avait pris à son service particulier et qu’il se trouvait maintenant heureux, si heureux ! Son maître était très bon pour lui, il ne lui témoignait plus jamais la dureté d’autrefois.

Et je vous remercie de tout mon cœur, Mademoiselle Myrtô, achevait l’enfant. Je prie tous les jours pour que le bon Dieu vous rende heureuse, et que Son Excellence devienne moins triste…

Triste, il l’était sans doute plus encore en ces jours de fêtes familiales, le pauvre prince, seul dans sa demeure magnifique. Le souvenir de son petit Karoly devait lui revenir plus intense, plus poignant…

Myrtô prêta tout à coup l’oreille. La porte qui faisait communiquer ce salon avec la pièce voisine était ouverte, et, du vestibule, un bruit de voix arrivait jusqu’à elle.

Fräulein, écoutez !… On croirait presque… oui, vraiment, on croirait la voix du prince Milcza !

L’institutrice, enlevée à sa douce somnolence, sursauta un peu et écouta un moment.

Mais je ne sais… Ce serait pourtant si invraisemblable !

Myrtô se leva vivement, elle traversa la pièce voisine et ouvrit la porte donnant sur le vestibule…

Oui, il était là, la physionomie irritée, écoutant les explications embarrassées que lui donnait un domestique courbé devant lui, tandis que, derrière celui-ci, se tenaient d’autres serviteurs, la mine humble et inquiète.

Mais son visage s’éclaira subitement, il s’avança vers Myrtô, la main tendue…

Myrtô, vous êtes là, au moins !… Macri était en train de m’apprendre que ma mère et mes sœurs ne se trouvaient pas ici, et j’allais lui demander si vous les aviez suivies… Mais vous êtes là ! dit-il d’un ton d’allégresse contenue en se penchant pour lui baiser la main.

Quelle surprise ! murmura-t-elle avec une émotion qu’elle ne parvenait pas à réprimer. Je pensais justement combien ce jour de fête serait triste pour vous, là-bas…

Oui, il l’aurait été terriblement, si, hier, une révélation de l’excellent Père Joaldy n’était venue m’enlever le poids oppressant qui me retenait captif. J’ai immédiatement décidé ce voyage dans l’intention de passer en famille cette fête de Noël. Mais en arrivant, je trouve un vestibule mal éclairé, à peine chauffé, pas de domestiques !… Je sonne, personne ne vient, je resonne de belle façon, ces individus se décident enfin à apparaître…

Et, d’un geste dédaigneux, il désignait les serviteurs dont la contenance n’était rien moins que rassurée.

Il paraît qu’en l’absence de ma mère, ils se croient permis des négligences et un laisser-aller incroyables…

Il faut être indulgent, aujourd’hui, mon cousin, c’est la veillée de Noël, dit doucement Myrtô.

Soit, je pardonnerai pour cette fois… Serestely, allez préparer mon appartement, ajouta-t-il en s’adressant à son valet de chambre qui se tenait derrière lui, une valise à la main.

Il enleva sa pelisse fourrée, la tendit à un domestique et se tournant vers Myrtô :

Mais vous a-t-on laissée seule ici ?

Non, Fräulein Rosa est restée aussi.

Il fronça les sourcils et dit d’un ton mécontent :

Ma mère aurait dû vous éviter cette presque solitude pour ce jour de fête… surtout cette première année après votre pénible deuil… Mais d’ailleurs, si elle est à Selzy, pourquoi ne vous a-t-elle pas emmenée ? Les Gisza sont vos parents…

Sans doute ne veulent-ils pas me reconnaître comme telle, dit pensivement Myrtô. Du reste, je préfère qu’il en soit ainsi, à cause de mon deuil. Il y aura peut-être de grandes réunions à Selzy, ma place n’y était réellement pas.

Toujours la sagesse même, Myrtô… Mais soyez sans crainte, les Gisza n’auront bientôt qu’amitiés et sourires pour leur jeune cousine.

Oh ! j’en doute fort !

Et moi j’en suis certain ! dit-il d’un ton péremptoire.

Il s’avança pour saluer Fräulein Rosa qui apparaissait, visiblement stupéfiée par cette arrivée inattendue. Puis il entra avec l’institutrice et Myrtô dans le salon, et dit en jetant un coup d’œil charmé autour de lui :

Vous avez su, toutes deux, rendre hospitalière et délicieusement accueillante cette grande vieille pièce trop majestueuse… Avez-vous l’intention de vous rendre à la messe de minuit, Myrtô ?

Oui, Fräulein et moi comptions y assister dans la petite chapelle voisine.

Je serais heureux de vous y accompagner, si vous me le permettiez ?

Volontiers ! dit-elle, une joie soudaine remplissant son âme.

Depuis des années, le prince Milcza n’avait plus assisté à la messe. Si cette fête de Noël pouvait être le point de départ d’une rénovation en lui !

Alors, je finis la veillée avec vous ? dit-il en attirant à lui un fauteuil. Mais restez donc, Fräulein ! ajouta-t-il en voyant que l’institutrice prenait son livre et faisait un mouvement pour s’éloigner. Continuez votre lecture… Et Myrtô travaillait à quelque ouvrage charitable, sans doute ?

Il prit le petit jupon qu’elle avait jeté sur la table pour s’élancer vers le vestibule, et dit avec émotion :

Toujours la même, Myrtô !… Les pauvres, les malheureux de corps ou d’âme sont demeurés vos préférés ?… Et vous continuez à Vienne vos visites charitables ?

Oh ! bien peu, malheureusement ! Là-bas, je ne puis les faire seule, Thylda est bien jeune aussi, et d’ailleurs très occupée. Fräulein Rosa m’accompagne parfois, lorsqu’elle a un peu de temps libre… Nous nous entendons très bien, ajouta-t-elle avec un sourire à l’adresse de l’institutrice.

Qui donc ne s’entendrait avec vous, Fräulein Myrtô ! répliqua la Bavaroise avec une vivacité peu coutumière à sa tranquille nature.

Bien parlé, Fräulein ! dit le prince Milcza avec un léger sourire. Allons, ne rougissez pas, Myrtô, nous n’allons pas chanter vos louanges devant vous. Donnez-moi des nouvelles de ma mère et de mes sœurs… et des vôtres, naturellement. Je ne vous trouve pas une mine bien brillante… N’est-il pas vrai, Fräulein ?

Oh ! je me porte très bien ! protesta Myrtô. Mais le séjour en ville pâlit toujours un peu.

C’est évident… mais je crains que vous ne travailliez trop. Racontez-moi ce que vous faites, parlez-moi de vos occupations…

Un intérêt profond se lisait dans son regard, dans l’accent de sa voix qui s’adoucissait en s’adressant à sa cousine. Non, ce n’étaient pas chez lui banales phrases de courtoisie. Myrtô sentait qu’il désirait réellement savoir quelle avait été sa vie depuis ces deux mois.

Et elle constatait aussi, avec une joie très douce, qu’il n’était plus tout à fait le même. Certes son beau visage pâli portait toujours les traces des souffrances morales endurées, ses lèvres retrouvaient, par instant, leur habituel pli d’amertume, mais on ne pouvait nier qu’il n’y eût en lui une détente, quelque chose que Myrtô ne savait expliquer, et qui ressemblait peut-être à l’allégresse contenue d’un captif dont les liens sont tombés, et qui n’ose croire tout à fait encore à son bonheur.

Très simplement, elle lui narrait son existence à Vienne, existence bien simple, presque sévère. Chez cette jeune créature si belle, il n’existait pas un regret pour la vie mondaine dont les échos arrivaient jusqu’à elle.

Réellement, Myrtô, vous n’enviez pas mes sœurs ? demanda le prince Milcza en se penchant un peu vers elle comme pour mieux scruter sa physionomie.

Elle posa sur lui ses grands yeux graves, rayonnants de sincérité :

Oh ! non, je vous l’assure ! Cette existence me paraît si vide, si absolument inutile !

Mais la vôtre est bien sérieuse ?

Oui, assez, dit-elle avec un sourire. Mais je la préfère mille fois à celle de mes cousines.

Il appuya son menton sur sa main et murmura :

Il est vraiment dommage que mes sœurs aient ces goûts frivoles. Elles ne peuvent être d’agréables compagnes pour vous, Myrtô.

La jeune fille baissa la tête et s’absorba dans son ouvrage. Le sujet devenait brûlant, le prince Milcza pouvant avoir l’idée de questionner sa cousine sur les rapports qu’elle avait avec ses sœurs.

Mais il se contenta de demander :

Donnez-vous toujours des leçons à Renat ?… Fait-il la mauvaise tête ?

Mais pas du tout ! Il est même généralement fort gentil pour moi.

Que disions-nous tout à l’heure ? Rien ne peut vous résister ! dit-il avec une émotion nuancée de malice. Mais ces leçons ne vous ennuient ni ne vous fatiguent ?

Aucunement… et du reste, s’il en était autrement, ce serait tout comme, puisque ce sont les leçons qui devront m’aider plus tard à vivre lorsque j’aurai acquis quelques années de plus… lorsque j’aurai l’air un peu moins enfant, ainsi que le dit Irène, ajoura Myrtô d’un air mi-souriant, mi-sérieux.

Oui nous verrons cela… plus tard, comme vous le dites, fit-il en souriant lui aussi, avec une lueur émue et un peu railleuse au fond de ses prunelles noires.

Fräulein Rosa, qui venait de jeter un coup d’œil sur la pendule, annonça qu’il était temps de partir. Myrtô et elle montèrent se coiffer de leurs chapeaux et se revêtirent de longs manteaux épais. En redescendant, elles trouvèrent dans le vestibule, cette fois brillamment éclairé, le prince Milcza, tout prêt lui aussi.

La chapelle, toute proche, faisait partie d’un couvent fondé par un ancêtre du prince Arpad. Pour ce motif, les princes Milcza avaient toujours eu leur stalle particulière dans le chœur, près de celle des prêtres. Mais, depuis des années, cette stalle était demeurée inoccupée…

Et voici que ce soir, les fidèles habitués de la petite chapelle voyaient se dresser, à cette place toujours vide, une haute et svelte silhouette. Dans la vive clarté projetée par les bougies de l’autel, apparaissait une belle tête hautaine, un profil pâle et sérieux.

Myrtô, agenouillée aux places réservées à la comtesse et à ses enfants, s’abîmait dans une prière ardente, dans une brûlante action de grâces. N’était-ce pas là un premier pas pour cette âme autrefois meurtrie et révoltée ?… Quelle douceur de le voir là, l’attitude grave et recueillie ! Tous les souvenirs d’autrefois, les pieux souvenirs de son enfance et de son adolescence devaient affluer en lui, et, sous leur influence bénie, l’indifférent d’hier retrouvait peut-être les douces prières de jadis.

Quand les fidèles s’approchèrent de la Sainte Table, le prince Arpad tourna la tête de ce côté. Une émotion profonde, difficilement contenue, se lisait sur sa physionomie. Son regard se posa quelques secondes sur Myrtô. Les yeux levés vers l’hostie présentée par le prêtre, elle semblait transfigurée sous l’impression d’une ferveur évangélique.

L’émotion s’accentua dans le regard du prince où s’exprimait un regret profond, une tristesse immense mais sans amertume, en même temps qu’une joie religieuse et un espoir. Il regarda dans la foule s’éloigner la délicate silhouette de Myrtô retournant à sa place, et ses lèvres murmurèrent, comme si elle eût pu l’entendre :

Priez pour moi, Myrtô, vous qui avez le bonheur de posséder votre Dieu !

À la sortie, près du bénitier, Myrtô et Fräulein Rosa retrouvèrent le prince Milcza. Il leur tendit l’eau bénite et aida sa cousine à s’envelopper dans son grand manteau, avec des gestes très doux, presque religieux, un air de grave et intense respect, comme l’eût fait un croyant pour un objet consacré.

Au dehors, près de la porte, un pitoyable vieillard, les pieds dans la neige, grelottant sous son vêtement troué, implorait la charité, entouré de quatre petits êtres non moins minables. Myrtô murmura avec compassion :

Je le reconnais, c’est un pauvre vieux à qui le concierge du palais donne toutes les semaines un peu de pain. Il paraît que c’est la misère noire, chez eux…

Tout en parlant, elle cherchait à atteindre sa poche.

Mais la main de son cousin se posa sur son bras.

Laissez, ceci me regarde.

Il mit une pièce d’or dans la main de chacun des enfants et s’éloigna avec Myrtô et l’institutrice, après avoir jeté ces mots au bonhomme stupéfait :

Vous trouverez toutes les semaines un secours au palais Milcza.

Merci pour eux, mon cousin ! murmura la voix de Myrtô, frémissante d’émotion.

C’est moi qui vous remercie, pour m’avoir appris la douceur du bien fait à autrui ! répliqua-t-il gravement.

Dans le vestibule, où les domestiques s’empressaient cette fois, le prince Milcza débarrassa lui-même sa cousine de son vêtement, tout en demandant :

Avez-vous pensé à votre réveillon, Myrtô ?

Certainement… et si j’osais vous demander de le partager, dans toute sa simplicité ?

Osez, osez, Myrtô ! dit-il en souriant. J’accepte avec reconnaissance, d’autant plus que je me sens quelque peu affamé, ayant dîné de bonne heure et fort légèrement.

Dans le grand salon tiède et bien éclairé, il se tint debout près de la cheminée et regarda Myrtô aller et venir, tout occupée de la préparation de son thé, pour lequel elle savait le prince Arpad particulièrement difficile. La lumière tamisée de vert éclairait doucement son profil délicat et sa superbe chevelure relevée avec une simplicité qui eût paru chez tout autre de la coquetterie, tant elle faisait valoir la forme parfaire de cette tête de jeune Grecque. Sa taille élégante, ses mouvements d’un naturel et d’une grâce infinis, l’expression délicieusement sérieuse et attentive de son visage tandis qu’elle accomplissait avec des soins minutieux sa tâche de ménagère, tout, en elle, formait un ensemble si délicatement harmonieux que Fräulein Rosa elle-même oubliait de s’asseoir en la contemplant.

Myrtô, si j’en crois les soins que vous prenez, je suppose que ce thé sera parfait, dit le prince en souriant.

Mais je le souhaite !… sans oser l’espérer, toutefois. Terka le fait si bien !… Et pourtant vous n’en étiez pas toujours satisfait, mon cousin.

Voilà une constatation qui ressemble un peu à un reproche, n’est-il pas vrai ? Allons, je vous promets d’être moins difficile désormais… Mais dites-moi, ne trouvez-vous pas ce “mon cousin” bien cérémonieux ? Si vous m’appeliez Arpad comme mes sœurs ?

Mais… je ne sais… dit-elle d’un air perplexe.

Mais si, ce sera mieux, je vous assure. Voyons, nous allons goûter ce thé qui vous a donné tant de peine, Myrtô ! ajouta-t-il gaiement en voyant la jeune fille saisir la théière.

Parmi tous les réveillons qui se célébraient cette nuit-là dans la ville de Budapest, il n’y en eut probablement pas un aussi calme, ni aussi intimement heureux que celui-là. Sur la demande de son cousin, Myrtô parla de ses Noëls d’autrefois, près de sa mère, de sa vie si occupée à Neuilly, de ses consolations et de ses tristesses, de l’aide affectueuse qu’elle avait trouvée près des excellentes dames Millon. Elle lui racontait tout avec une simplicité et une confiance absolues, et lui, non moins simplement, la voix un peu altérée par l’émotion douloureuse, rappelait à son tour les fêtes de Noël de son petit Karoly, disait des traits de sa courte vie…

Vous êtes la seule, Myrtô, devant qui je puisse évoquer, sans trop de douleur, et même avec une sorte de consolation, le souvenir de mon petit ange. C’est que je sens que vous l’avez réellement, profondément aimé, c’est que lui, mon Karoly, vous chérissait tant !… presque autant que son père, Myrtô.

Vous en avez bien été un peu jaloux, n’est-ce pas ?

Ses lèvres se crispèrent légèrement et il murmura :

Pardonnez-moi, Myrtô… J’ai été si froid pour vous !… même dur parfois… et vous avez été si bonne de l’oublier ensuite ! Mais nous reparlerons de cela plus tard, je vous expliquerai bien des choses…

Il demeura quelque temps silencieux, les yeux fixés sur le foyer où s’écroulaient les bûches incandescentes. Myrtô, ses petites mains croisées sur sa jupe noire, regardait vaguement Fräulein Rosa, discrètement assise à l’écart, plongée en apparence dans sa lecture, en réalité sommeillant doucement, bercée par les accents de la langue magyare qu’elle ne comprenait pas assez couramment pour suivre la conversation du prince Arpad et de Myrtô.

La pendule, sonnant deux heures, fit sursauter le jeune magnat.

Oh ! Myrtô, comme je retarde votre repos !… Et cette pauvre Fräulein qui s’est endormie !

Réveillée subitement par l’exclamation du prince, l’institutrice se redressa en ouvrant très grand ses yeux embrumés de sommeil.

Pardon, prince… Je crois… oui, vraiment, je crois que je dormais un peu ! dit-elle d’un air confus.

C’est ma faute, Fräulein, je vous ai retardée… Allez vite vous reposer, Myrtô. Pourrai-je vous voir demain matin avant mon départ ?

Comment, vous partez demain ? dit-elle d’un ton stupéfié.

Oui, je suis venu seulement pour la messe de minuit… Je parais vous étonner fortement ? Que voulez-vous, j’ai la réputation d’avoir des idées très fantasques, parfois, dit-il avec un sourire teinté d’ironie.

Mais vous n’avez pas vu votre mère, ni vos sœurs ?

Oh ! croyez-vous qu’elles en soient si fâchées ! fit-il avec une lueur railleuse dans le regard. Ma présence leur aurait gâté leur fête de Noël…

Oh ! Arpad !

Il lui prit la main et dit en souriant :

Vous êtes très aimable de protester, Myrtô. Mais vous constaterez que j’ai bien deviné, à la façon dont mes sœurs, tout au moins, accueilleront la nouvelle que vous leur annoncerez… Vous allez peut-être me dire que j’ai fait ce qu’il fallait pour cela ? Non, vous n’osez pas ? Mais vous le pensez, je le sais… Certes, je n’ai pas été un frère aimable. Mais si j’avais senti chez elles l’énergie, la vaillance à la fois si intrépide et si douce de certaine petite âme que je connais, au lieu de les voir plier servilement sous mes volontés les plus injustes, croyez, Myrtô, que mon estime et mon affection pour elles auraient été fort augmentées, et que je les verrais d’un œil beaucoup plus bienveillant, beaucoup plus fraternel.

L’allusion de son cousin avait couvert le visage de Myrtô d’une légère teinte rose, et mis dans son regard un peu de confusion. Elle dit pour changer de sujet :

Ainsi, vous êtes absolument décidé pour demain matin ?

Absolument… J’ai de grands projets, Myrtô, je suis seulement venu chercher ici un peu de lumière, et j’en emporte plein le cœur. J’ai eu encore là-bas de terribles crises morales, j’aurais sombré, si je n’avais senti autour de moi comme un doux rayonnement, et une ambiance de prières, celles du Père Joaldy, et les vôtres, Myrtô… Maintenant, j’emporte de la lumière ! répéta-t-il d’un ton d’allégresse contenue.

* * *

Lorsque, deux jours plus tard, la comtesse Zolanyi et ses filles revinrent à Budapest, elles manquèrent tomber de leur haut en apprenant la singulière apparition du prince Milcza dans la vieille demeure où il n’avait pas mis les pieds depuis des années.

Voilà qui est bien de lui ! s’écria la comtesse en levant les bras au plafond. Tomber sur les gens, les surprendre, pour avoir le plaisir de leur confusion !… Et qu’a-t-il dit en ne nous trouvant pas là, Myrtô ? Était-il très mécontent ?

Mais vraiment non, ma cousine. Il ne pouvait l’être, raisonnablement… Lui seul était fautif en ne vous prévenant pas de son arrivée.

Oh ! si vous croyez qu’il se donnerait la peine !… dit Irène. Et, fautif ou non, ce n’est jamais lui qui a tort.

Mais enfin, quelle singulière idée lui a pris là ! dit la comtesse qui semblait réellement abasourdie. Lui, qui n’a pas quitté Voraczy depuis si longtemps !… Et venir passer seulement quelques heures ici !

Pour aller à la messe de minuit, lui qui avait déserté l’église ! ajouta Terka. C’est presque invraisemblable, ce que vous racontez, Myrtô, et si Fräulein Rosa ne s’était trouvée là, j’aurais pensé que vous aviez été le jouet d’un rêve.

Est-il toujours sombre ? Vous a-t-il paru remis un peu de sa grande douleur ? interrogea la comtesse.

Oui, vraiment, ma cousine. On sent fort bien qu’il souffre profondément toujours, mais il réagit et sa physionomie n’est plus tout à fait comme autrefois… Fräulein Rosa l’a remarqué aussi.

Oui, c’est exact, confirma l’institutrice.

Et il a accepté de réveillonner avec vous ? dit Irène d’un ton de profonde stupéfaction. Allez-vous m’apprendre aussi qu’il s’est montré causant et aimable ?

Mais parfaitement, vous tombez juste, répliqua l’institutrice avec calme.

La jeune fille laissa glisser ses bras le long de son corps.

Non, Fräulein, c’est inouï !… quelle fée l’a donc transformé d’un coup de baguette ?

Mais enfin, vous a-t-il donné une explication plausible sur ce voyage impromptu ? interrogea la comtesse.

Il m’a dit qu’il lui était venu tout à coup l’idée de passer en famille cette nuit de Noël, répondit Myrtô.

Mais en cas, il aurait dû être très désappointé, très mécontent ?… Je crois plutôt qu’il n’a pas eu le courage de rester à Voraczy pour cette fête de Noël, qui lui rappelait peut-être plus cruellement le souvenir de son fils. L’enfant avait ce jour-là la permission de prolonger un peu la soirée, son père le prenait sur ses genoux, au coin de la cheminée bien garnie de bûches, et le Père Joaldy venait lui raconter des légendes de Noël.

Oui, vous devez avoir trouvé, maman, dit Terka. Il est évident que notre absence lui importait bien peu. Et il faut convenir que… notre veillée de Noël n’aurait pas été si agréable que là-bas.

C’est donc Myrtô et Fräulein qui auront eu tout l’honneur et le plaisir de la rapide visite du prince Milcza, ajouta ironiquement Irène. Elles n’en paraissent pas plus émues que cela !… Pourtant, de le voir seulement un peu causant, il y avait de quoi être renversée, réellement !

J’en ai été simplement satisfaite pour lui, répondit Myrtô avec froideur.

Elle se sentait vivement irritée du persiflage d’Irène, et peut-être plus encore de la satisfaction à peine déguisée dont témoignait la physionomie de ses cousines… Et cependant tout ce luxueux bien-être, tous ces plaisirs qui leur étaient indispensables se trouvaient dus à la générosité du prince Milcza. Celui-ci, certes, avait été dur et autoritaire… Mais, comme le prouvaient les paroles dites l’autre jour par lui à Myrtô, il eût peut-être agi autrement s’il avait trouvé en elles des caractères sérieux et fermes, avec le désir d’adoucir par leur affection sa triste existence, et il était certain qu’il ne leur savait aucun gré de leur extrême souplesse à son égard.

* * *

L’ère des étonnements n’était pas close pour la comtesse Zolanyi et ses filles. Le prince Milcza, décidément, aimait les décisions soudaines et mystérieuses… Une lettre de Katalia à sa filleule vint apprendre au palais Milcza cette stupéfiante nouvelle : le prince avait quitté Voraczy, accompagné de son valet de chambre et de Miklos, pour voyager, croyait-on.

Un mois plus tard, la comtesse reçut de son fils un billet, laconique toujours, et timbré de Paris. Au retour d’un voyage en Espagne et en Algérie, le prince Arpad s’était installé dans l’hôtel depuis si longtemps délaissé par lui.

Par leurs relations parisiennes, les comtesses Zolanyi apprirent bientôt qu’il avait fait sa réapparition dans les salons aristocratiques, dans les cercles artistiques ou littéraires autrefois fréquentés par lui, et qui l’accueillaient de nouveau avec le plus flatteur empressement.

C’est inouï ! s’écria la comtesse Gisèle en apprenant cette nouvelle. Aurais-je jamais pensé pareille chose !… On croirait positivement que c’est la mort de son fils qui l’a enlevé à sa misanthropie !… Et pourtant, si quelque chose devait l’y enfoncer davantage, c’était cela, me semble-t-il. Quand je songe comme il était encore sombre et étrange à notre départ de Voraczy !

Oui, il est réellement incompréhensible ! déclara Irène. Je le croyais désespéré… pas du tout, c’est une résurrection ! On viendrait maintenant me dire qu’il songe à un second mariage que je n’en serais pas étonnée.

Ces mots furent prononcés avec une sorte d’irritation contenue, dont Myrtô ne s’expliqua pas la raison, mais qui eût été comprise de quiconque aurait pensé à ceci : le prince Milcza, sans enfants, avait pour héritiers naturels son frère et ses sœurs. En admettant que ses domaines patronymiques retournassent à sa famille paternelle, il lui restait encore de quoi combler les rêves les plus ambitieux de Terka et d’Irène… Et cet éblouissant mirage s’évanouirait devant la perspective d’une seconde union.



À suivre...



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